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Mme André Maurois 4


Simone de Caillavet n’a joué dans l’oeuvre de Marcel Proust qu’un rôle de figurante. Elle n’y apparaît que quelques instants, dans les pages finales du Temps retrouvé. Mais c’est là un moment si particulier et si capital de l’oeuvre qu’il faut un peu minutieusement en conter l’avant, l’après, les effets, les entours.

La dernière partie de cet ultime volume de la Recherche du Temps perdu, est occupée par le récit de la “matinée” Guermantes. Le narrateur, au sortir de plusieurs années passées dans une maison de santé, est invité à une réception donnée en matinée par le prince et la princesse de Guermantes. Le chapitre consacré à cet événement mondain, banal par ailleurs, concentre les pages les plus importantes de la Recherche. Avant même de franchir la porte de l‘hôtel et de se trouver face aux autres invités, le narrateur a vu en effet ressurgir fortuitement un moment enfoui de son passé. Or, contrairement aux autres épisodes de ce type qui rythment la Recherche (le buisson d’aubépines, la madeleine, les clochers de Martainville, etc.), celui-ci - le pavé inégal - est décisif. Le narrateur reçoit la révélation de ce qu’il cherchait dans une quête obstinée mais jusqu’à présent vaine. Se clôt ainsi l’errance sociale et sentimentale qui avait si longtemps et désespérément, dans les volumes précédents, dévoré son énergie et nourri ses insatisfactions. Le narrateur, que nous pouvons maintenant assimiler à un Marcel Proust auparavant dissimulé, expose, dans une cinquantaine de pages très fermement et densément philosophiques le Discours de la Méthode auquel il entend conformer désormais son action future.


C’est seulement ensuite qu’assuré dans son projet et sa démarche, ce narrateur nouveau entreprend de rendre compte des aspects mondains ou anecdotiques de la matinée à laquelle, sans entrain particulier, il avait fait savoir, avant sa toute neuve transformation, qu’il se rendrait. Tous les personnages des livres précédents font alors leur apparition devant lui, tous vieillis et métamorphosés par un temps passé hors de sa présence et de son regard, un temps que le lecteur n’a pas pu davantage connaître.

Gilberte Swann, veuve de Robert de Saint-Loup, ferme ce défilé macabre. Devenue “une grosse dame” que tout d’abord le narrateur n’identifie pas, elle échange avec lui quelques mots aimables et insignifiants. Après quoi, et sans que rien ne laisse prévoir une telle malignité, la bonne Madame de Saint-Loup, évoquant malignement le goût de son interlocuteur pour les fruits verts, propose à celui-ci de lui présenter sa propre fille, âgée de 16 ans. Quelques pages encore, quelques accords plus brefs que ceux sur lesquels se terminent les symphonies de Beethoven... et l’immense roman prendra fin. Mais auparavant, dans un contexte rendu équivoque par ces allusions de Gilberte aux vices du narrateur, nous aurons vu s’avancer devant nous le tout dernier personnage de la Recherche, Mlle de Saint-Loup :


“Moi pour qui le mariage de Saint-Loup, les pensées qui m'occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin, étaient d'hier, je suis étonné de voir à côté d'elle /de Gilberte/ une jeune fille d'environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n'avais pas voulu voir. Le temps incolore et insaisissable s'était, pour que pour ainsi dire je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle, il l'avait pétrie comme un chef-d'œuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas! il n'avait fait que son œuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profondément forés et perçants, et aussi son nez charmant légèrement avancé en forme de bec et courbé, non point peut-être comme celui de Swann, mais comme celui de Saint-Loup. L’âme de ce Guermantes s'était évanouie ; mais la charmante tête aux yeux perçants de l'oiseau envolé était venu se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père. Je la trouvais bien belle : pleine encore d'espérance, riante, formée des années même que j'avais perdues, elle ressemblait à ma Jeunesse” (M. Proust : Le Temps retrouvé ; Le Livre de poche, 1967, p. 423).


Ce portrait d’un personnage fugace - Mlle de Saint-Loup apparaît brièvement pour disparaître aussitôt et à jamais -, ce portrait est capital : par sa place dans l’architecture de l’oeuvre, par son symbolisme, par sa fonction de clé de voûte. La fille de Gilberte résume et referme une quête de sens, elle annonce déjà le salut à venir. En même temps, ce portrait d’une jeune fille inconnue est un des plus faibles de la Recherche, des moins évocateurs, des moins chargés de sens et d’image. Son inspiratrice et modèle, Simone de Caillavet, fut bien avisée de n’en pas tirer gloire pour elle-même.

Pourquoi cette sorte de chute de tension, cette tonalité mate et sourde juste avant que n’éclatent, courtes, brillantes, précises, les pages conclusives ? (à suivre)


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