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23 août 1927 : On a profané la tombe du Soldat inconnu !


La célébrité acquise par la manifestation du 6 février 1934 a effacé le souvenir d’autres manifestations de rues organisées à la même époque et provenant clairement, quant à elles, de la mouvance d’extrême-gauche, notamment anarchiste et communiste. Telle a été le cas de celle qui éclata à Paris dans la soirée du 23 août 1927, lorsque fut connue l’exécution à Charlestown de Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, et alors qu’une manifestation avait déjà eu lieu en la faveur de ces derniers, le 7 de ce même mois. La foule des manifestants, évaluée tantôt à 100.000, tantôt à 6.000 personnes, parvint “à former un cortège, vers 21 heures, carrefour Sébastopol, boulevard Magenta et à Barbès. Des magasins pillés. Des manifestants (300 à 400, principalement des jeunes ou des anarchistes) se rendent à l’Arc de Triomphe que d’aucuns diront profanés. Des coups de feu sont tirés sur les Champs-Élysées, 51 manifestants arrêtés et condamnés et l'on compte des centaines de blessés dont 121 agents” (D. Tartakowski : Les Manifestations de rue en France 1919-1968 ; Publications de la Sorbonne, 1997, p. 186). D’autres sources livrent des chiffres plus importants : 114 magasins brisés dont 17 sont victimes de vol, 330 policiers blessés dont 10 grièvement, 130 ou 200 personnes arrêtées… (cf. J. Girault, dir. : Des Communistes en France, Publications de la Sorbonne, 2002 - A. Kéchichian : Les Croix-de-Feu à l’âge des fascismes ; Champ Vallon, 2006).


Ainsi donc, la tombe du Soldat inconnu a-t-elle alors été profanée ! Entre 1927 et 2018, un tel accident ne s’est pas si souvent reproduit et il vaut qu’on s’y arrête. La tombe était, à la différence d’aujourd’hui, gardée en permanence par des policiers, mais cela n’a pas changé grand-chose, si l’on en croit les agents de service : “À 22 h 30, nous étions de service à la tombe du Soldat inconnu quand soudain l'enceinte de l'Arc de Triomphe fut envahie par un groupe de manifestants d'environ 1.500 qui poussaient des cris de “A bas Fuller, vivent Sacco et Vanzetti”. Malgré notre intervention ces derniers ont craché sur la tombe, jeté des pierres et chanté l'Internationale puis se sont retirés, nous malmenant sans toutefois nous blesser.” (J. Girault, op. cit. p. 93, n. 23),

C’est pour éviter que de tels faits se reproduisent que le mouvement des Croix-de-Feu se serait créé : “Nous ne permettrons plus que, ignominie sans nom, la tombe de notre frère, le Soldat inconnu, symbole de nos chers et glorieux morts, soit odieusement souillée par la bave des voyous internationaux. Nous descendrons dans la rue, s'il le faut, pour aider l'armée et la police à rétablir l'ordre par tous les moyens” (A. Kéchichian, op. cit.).

On ne peut en tout cas accuser L’Est républicain d'avoir à ce propos "jeté de l'huile sur le feu". Prenant le contrepied de ses confrères parisiens du matin, il traita l'affaire avec une sobriété vraiment parfaite : "Un journal du matin a signalé que des manifestants avaient profané la tombe du Soldat inconnu à l'Arc de Triomphe. Une enquête ouverte à ce sujet démontre qu'il n'en n'a rien été” (25 août 1927, n° 14482). C’est le même journal qui réduit à 6.000 le nombre total des manifestants...


Paul Léautaud, lorsqu’il apprend cette intéressante nouvelle, ne songe pas à la mettre en doute car, certainement, il est informé par “un journal du matin”. Et sa réaction est bien différente de celle des Croix-de-Feu. La voici :


“Jeudi 25 août. - (....) Il y a eu un peu de grabuge, hier soir, avec la manifestation au sujet de l'exécution de Sacco et Vanzetti. Magasins saccagés, cafés plus ou moins lapidés avec leurs consommateurs, horions entre manifestants et agents. Le plus beau, c'est ceci. Il paraît qu'un groupe de manifestants, place de l'Étoile, s’est amusé à cracher (on dit même : pisser) sur la tombe du Soldat inconnu. Moi, j'ai été enchanté en lisant cela ce matin dans les journaux. C'est bien le seul hommage qui convienne à cette ordure patriotique” (P. Léautaud : Journal littéraire 1893-1928 ; Mercure de France, 1986, p. 2005-2006).


Lors de cette même matinée, Léautaud précise sa position devant un collègue employé du Mercure de France : “Il n'y a pas besoin d'être “communiste” pour penser comme je pense. Je suis loin d'être communiste. Je suis aristocrate, mais il y a dans cette invention de la tombe du Soldat inconnu un tel cabotinage civique, une telle idolâtrie guerrière. L'histoire de la “flamme éternelle” (...). C'est bien une nouvelle religion : la religion de la guerre. Cette flamme perpétuelle, c'est la lumière de l'adoration perpétuelle dans les églises. Nous avions encore bien besoin de cette bigoterie là” (op. cit., p. 2006).


Et laissons-le ensuite élargir le propos :

“Il n'y a rien à espérer... Le progrès moral n'existe pas. On ne sait de quel côté se tourner. En bas, le peuple, cela ne vaut pas cher. En haut, les bourgeois, cela ne vaut pas mieux. Aussi cruels, aussi bêtes les uns que les autres. Il n'y a certainement pas une cause au monde pour laquelle je me sacrifierai, vraiment, non. Quelle partie voulez-vous qu'on prenne ? Comment voulez-vous qu'on ait une opinion pour de bon. Vous vous tournez d'un côté ? C'est un monde d'abjections, de contradictions qui se dresse devant vous. Vous vous tournez d'un autre ? C'est la même chose. Il y a du bon, du mauvais, du coup, du contre, partout (...). L'autorité ne peut rien, au fond et la révolte ne peut rien non plus. Il n'y a rien à faire. Il n'y a qu'à s'en foutre. C'est le mieux. Qu'à s'en foutre, je vous dis” (op. cit.).


Quelques jours passent pendant lesquels la bonne presse s’émeut de l’horrible chose qui vient de survenir, sans plus songer à la contester. Le Gouvernement s’efforce de réagir dignement. IL se raidit, ravive la flamme. Et il y a là, bien entendu, de quoi faire retentir à nouveau, dans les étroits couloirs du Mercure, le rire de Léautaud qui partait en hoquets suraigus :

“Vendredi 26 août. - Articles bien comiques dans les journaux patriotes au sujet de la “profanation” de la fameuse tombe. Autre comique la “réparation” de “l'outrage”, le gouvernement se rendant en corps déposer une couronne pour “effacer” ladite “profanation”. Niera-t-on la ressemblance avec les pratiques de la religion, quand une église a été profanée et que l'évêque et tout le clergé vient la purifier ? Et le mieux, c'est que tous les farceurs, dans tous les pays, qui entretiennent ce nouveau culte, n’en croient pas un mot. A qui fera-t-on croire qu'un Poincaré et ses pareils dans les autres pays, coupent dans ces mômeries (...). Tout cela est une bouffonnerie. Les hommes sont faits pour être tondus, voilà la vérité” (op. cit., p. 2008-2009).


Léautaud a l’art ainsi de faussement conclure ses humeurs et ses coups de colère par des affirmations courtes, butées et qui expriment de manière définitive ce qu’il prétend penser. Mais ce caractère définitif n’est qu’apparence. En réalité Léautaud n’en a pas fini du tout. Il embraie sur autre chose qui n’a rien à voir, s’emporte et s’amuse tout seul de ce qu’il vient de raconter, revient en arrière sur ce qu’il a dit deux paragraphes auparavant et c’est là qu’enfin nous avons droit à la péroraison finale qui clôt l’épisode “profanation”. Et elle est si drôle, si inattendue, elle nous entraîne si loin de Sacco et de Vanzetti, de leur pathétique, de Joan Baez…, que je ne peux m’empêcher de la livrer in extenso :


“Je suis furieux au fond de m'intéresser à toutes ces histoires de manifestations, de cérémonies imbéciles, et de perdre mon temps à écrire là-dessus dans mon Journal, alors que je suis si en retard avec mon travail des Poètes, que j'ai promis d'avoir terminé pour le 15 septembre. Qu'est-ce que tout cela peut me faire ? Qu'est-ce que j'y peux ? En suis-je atteint en rien ? Je ne vais tout de même pas avoir la prétention de rien changer à la bêtise des uns et aux charlatanisme des autres ? Je me le disais ce matin : tout cela ne vaut pas le plaisir d'être au lit avec la /Panthère/ et de la voir décharger. À l'encontre de la plupart des femmes (celle que j'ai connu du moins), qui sont si laides ou ont l'air si bête dans ce moment-là, elle, elle est fort jolie” (op. cit., p. 2009).


Le 1er septembre 1927, enfin, "la profanation à laquelle se sont livrés les émeutiers sur la tombe du Soldat inconnu inspire à M. Paul Faure ce commentaire : La plus vive émotion a tout d'un coup étreint les coeurs patriotes lorsqu'on apprit que la tombe du Soldat inconnu avait été "profanée". Profanée, comment, Par qui ? Je n'ai rencontré personne encore qui le sache exactement..." . Les caméras de BFM et de CNews n'étaient pas présentes, il est vrai, pour capter l'événement. Léautaud approuve donc les doutes émis par Paul Faure, cite tout du long son article et y ajoute ces mots : "Il paraît d'ailleurs que la profanation de ladite tombe est de pure invention" (op. cit., p. 2014). Nous savons pourtant que ce n'était pas une pure invention. En réalité, Léautaud propage une fausse fausse nouvelle !


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