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La dictature de l'urbanisme selon Jean Giraudoux





De tous les écrivains français, Jean Giraudoux est celui qui s’est le plus résolument attribué la tâche de promouvoir et de rendre accessible au public la « cause de l’urbanisme », avec tout les connotations militantes attachées à ce terme. De 1928 jusqu’à sa mort en 1944, il s’époumonne dans des cycles de conférences, lance des polémiques dans la presse, rédige des manifestes, patiente, pendant l’Occupation, dans les antichambres du gouvernement de Vichy pour tenter d’y gagner le titre de « commissaire général à l’urbanisme », rédige, à la demande de Le Corbusier, le « discours liminaire » de la Charte d’Athènes. De cette activité, à laquelle Giraudoux attachait beaucoup d’importance, y consacrant une partie de ses dernières années, il reste la Ligue urbaine et rurale qui existe encore et qu’il créa en 1942, ainsi qu’une trentaine d’articles, pour la plupart rédigés en 1933-1934. Leur auteur les réutilisera dans l’essai de politique générale publié en 1939, nommé "Pleins Pouvoirs".

L’ensemble des contributions a été rassemblé dans deux recueils posthumes ; d’abord sous forme d’extraits en 1947 (Pour une politique urbaine, préface de Raoul Dautry, Arts et métiers graphiques, 1947), puis, de manière complète et avec une présentation scientifique en 1993, dans un numéro spécial des Cahiers Jean Giraudoux (Jean Giraudoux et le débat sur la ville, 1928-1944, dir. C. Chombard-Gaudin, Cahiers Jean Giraudoux, n° 22, Grasset, 1993). Les écrits de Giraudoux sur l’urbanisme gagnent certainement à être ainsi présentés : ils sont ainsi dissociés des réflexions fâcheusement racistes et antisémites que leur auteur avait insérées dans Pleins Pouvoirs. Dans son esprit, elles devaient concourir à « remettre dans la politique l’hygiène, la natalité, l’urbanisme » (J. Giraudoux, L’urbanisme et le rôle social de l’écrivain, mai 1935 ; Pour une politique urbaine ; Arts et Métiers graphiques, 1947, p. 21).

Ces écrits, qui se rapprochent de ceux dans lesquels Giraudoux défendait l’idée d’un « ministre de la Race (J. Giraudoux, Pleins pouvoirs, Gallimard, 1939, p. 75), n’ajoutent évidemment rien à la gloire de leur auteur. Pierre Vidal-Naquet a qualifié de « prodigieusement banal en 1939 » le racisme de Giraudoux (P. Vidal-Naquet, Réflexions sur le génocide ; La Découverte, 1995, p. 71). Notons que nous manquons d’une bonne mise au point sur ce sujet de l’antisémitisme et du racisme de Giraudoux : P. Vidal-Naquet se veut équilibré dans son jugement mais il ne s’attarde guère. Quant au spécialiste et biographe, Jacques Body, il est trop occupé à veiller à la parfaite respectabilité de son héros pour être bien objectif sur une telle question.

La qualification de “banal”, attachée par P. Vidal-Naquet à l’antisémitisme de Giraudoux, peut en tout cas s’appliquer également à son urbanisme. L’intérêt que présentent aujourd’hui les écrits laissés par lui sur ce sujet est de présenter, sous une forme claire et relativement concise, les illusions et contradictions que partageaient communément les théoriciens d’alors. Elles se ramènent essentiellement à deux : l’illusion du but, selon laquelle « l’embellissement de la cité », en ce qu’elle mène à « la rééducation morale du jeune Français », pourrait sauver celui-ci de « la déchéance », et l’illusion des moyens, que Giraudoux a ainsi formulée : « Cette tâche seule [la réfection des provinces détruites et l’aménagement de l’ensemble du territoire] exige que les quelques bureaux bousculés et dédaignés, épars en quelques ministères, passent la main à une dictature de l’urbanisme…" (J. Giraudoux, Pour une politique urbaine ; op. cit., p. 126-127).

Illusion du but d’abord. Les urbanistes des années 30 pratiquent volontiers l’enflure et l’emphase et cette manie perdurera jusque dans les années 1950. Leurs écrits charriaient en particulier un pathos patriotique et moralisant qui, à la veille de la seconde guerre mondiale, aurait pu être employé plus utilement. Giraudoux n’échappe pas à la règle : « Nous sommes arrivés aujourd’hui au point où l’institution d’une autorité centrale en matière d’urbanisme est devenue une question de vie ou de mort pour le pays » lance-t-il en 1943, en un temps où il existait peut-être d’autres priorités (J. Giraudoux, Le décor de la vie du français ; Pour une politique urbaine ; op. cit., p. 125). En prônant une telle autorité, Giraudoux se voyait investi d’une mission de salut, à la fois nationale et civilisationnelle, car ce que le nom « urbanisme » recouvrait selon lui, c’était un « ensemble de règles esthétiques et morales », un « catéchisme national et humain » (J. Giraudoux, Pleins pouvoirs ; op. cit. , p. 87).

Il faut resituer dans son contexte historique ce ton déclamatoire, cette tendance à forcer la voix : au cours des années 30, l’urbanisme avait traversé une époque de basses eaux : la génération des premiers urbanistes, liée au Musée social, à son directeur Georges Risler et aux lois « Cornudet » de 1919-1924, avait peu à peu disparu de la scène. Ses héritiers, confrontés au désintérêt de la classe politique pour les questions d’aménagement et à l’avarice prudente des municipalités d’alors, désespéraient de pouvoir faire enfin leurs preuves. Ils n’avaient le choix qu’entre l’exil à l’étranger et dans les colonies, l’inaction ou le verbalisme. Giraudoux n’était pas mieux loti. Réduit, de par sa fonction d’homme de plume, à une tâche de propagandiste et de porte-parole, il ne disposait, pour se faire entendre d’un grand public indifférent, que de l’instrument des grands mots et des grandes phrases et il en usa tant qu’il put.

Il avait rêvé d’un autre destin et c’est là que nous rencontrons la seconde illusion, celle qui, portant sur les moyens, tendait à l’établissement, sinon d’une « dictature de l’urbanisme », du moins d’une « doctrine officielle de l’urbanisme » et d’un « commandement unique » (J. Giraudoux, L’aménagement de la France, 1944 ; Pour une politique urbaine ; op. cit., p. 116).

C’est que, dans les années qui ont précédé la guerre, Giraudoux n’était pas seulement un charmant romancier, figure aimée du Tout-Paris de la rive droite. Bien introduit, grâce à son métier de diplomate et à ses amitiés de salon, dans les cercles dirigeants modérés et radicaux, il s’est un moment cru appelé à jouer un rôle politique. Daladier l’a nommé, le 15 juillet 1939, commissaire général à l’information et il ne perd ses fonctions que le 21 mars 1940, lorsque tout le gouvernement chute. Durant l’Occupation, il s’efforce de convaincre le Maréchal Pétain de constituer un commissariat général à l’urbanisme dont il aurait été le titulaire.

Cette ambition que l’on pourra juger un peu dérisoire et en tout état de cause vouée à l’échec, n’explique qu’en partie les appels qu’il lança alors en faveur d’une « dictature de l’urbanisme ». Car, sur ce point précis, Giraudoux n’est pas particulièrement original : la dictature de l’urbanisme était une antienne, évoquée déjà par Louis Lacroix en 1932 (Considérations en matière d’introduction ; Urbanisme 1932, n° 1, p. 5). L. Lacroix, loin d’être un ennemi des élus locaux, était directeur de l’Union des villes et communes de France, présidée par E. Herriot). Elle était également commune à tous ceux qui, assez nombreux, voyaient dans les réalisations de Lyautey au Maroc la preuve de la supériorité du despotisme éclairé sur « l’anarchie municipale » (J. Giraudoux, Promenade de printemps, 1934 ; Pour une politique urbaine ; op. cit., p. 53). Giraudoux pointera par la suite « la toute-puissance des municipalités souvent égoïstes, concussionnaires ou pour le moins incompétentes » (J. Giraudoux, L’aménagement de la France, 1944 ; Pour une politique urbaine, op. cit., p. 119).

Tout au plus Giraudoux insiste-t-il sur cette question davantage que ses confrères, car en 1941-42, il pensait pouvoir s’appuyer sur les réseaux dont il disposait à Vichy, tels ceux formés par le ministre de l’Education nationale, Jérôme Carcopino, et le conseiller de Pétain, René Gillouin, ses anciens condisciples de la rue d’Ulm. Il prendra ensuite contact avec Jean Jardin, directeur de cabinet de P. Laval, dont il avait fait connaissance par l’intermédiaire de R. Dautry. Giraudoux et Dautry se connaissaient depuis 1918. C’est notamment Dautry qui sensibilisa Giraudoux aux questions d’urbanisme et l’aidera en 1928 à mettre sur pied la Ligue urbaine. Cette association ne dura pas mais elle préfigura la Ligue urbaine et rurale qui, elle, existe toujours.

L’objectif, pour notre auteur, était d’être en mesure d’assurer lui-même les modifications de structure souhaités. Mais ces tentatives d’approche échoueront. Finalement, c’est à Raoul Dautry qu’il reviendra de mettre en œuvre, grâce à la création en mai 1946 du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), cette « autorité centrale de l’urbanisme » que Giraudoux appelait de ses voeux.

Cette victoire du technocrate sur le littérateur n'est pas due au hasard. Opportunément retiré, pendant l’Occupation, dans sa villa de Lourmarin, Dautry, jouant très habilement de ses relations dans les deux camps sut ne pas se compromettre avec les autorités de Vichy tout en conservant des contacts avec elle. Il se comporta à cet égard de manière moins naïve que Giraudoux qui crut, en agissant directement auprès du Maréchal et de son cabinet, pouvoir contourner les administrations techniciennes déjà en place. C’est qu’à la différence de l’ancien directeur Raoul Dautry, il ne connaissait pas ces administrations formées d’ingénieurs issus de Polytechnique comme Dautry lui-même, et il n’avait pas, à la manière de ce dernier, noué avec elles des liens de camaraderie, d’allégeance et d’autorité. Giraudoux ne gagna dans l’affaire qu’à siéger, en compagnie d’autres notables, au Comité national d’urbanisme, organisme consultatif créé par un décret du 26 mai 1941.

Le résumé ainsi tracé de l’action et des idées de Giraudoux n’est-il pas trop sévère ? Ne peut-on soutenir que sur ces deux points - but grandiose de rééducation morale assigné à l’urbanisme, nécessité d’une autorité centrale dotée de « pleins pouvoirs », sans oublier la constitution d’un « Grand Paris » - Giraudoux a été un précurseur bien davantage qu’un porteur d’illusions ? Cette autorité ministérielle forte qu’il prônait a bien vu le jour, sitôt la guerre achevée. Et si le ministère de la reconstruction et de l'urbanisme a vu ensuite, au fil des changements de gouvernement, sa puissance peut à peu s’effriter et ses attributions se disperser, l’actuel ministère de la transition écologique et solidaire n’est-il pas la résurgence de ce rêve d’une autorité gouvernementale unique, prenant en charge tous les aspects de l’urbanisme, de l’environnement et du cadre de vie ? De même lorsque Giraudoux, « dans une civilisation où la politesse n’est plus innée ni enseignée », assigne à « la courtoisie des belles places, l’aménité des routes, le bon ton des monuments » le soin de « faire naître chez ses habitants ce respect d’autrui et de soi-même qui s’appelle d’ailleurs à juste titre l’urbanité... », ne reconnaît-on, comme le relève Cécile Chombard-Gaudin, le raisonnement de ceux « qui (…) pensent trouver un lien de cause à effet entre grands ensembles et délinquance » (C. Chombard-Gaudin, Giraudoux ou l’urbanisme sauveur ; Jean Giraudoux et le débat sur la ville, op. cit., p. 30).

Ne pourrait-on ainsi voir en Giraudoux un des pères ou, du moins, un des parrains de l’urbanisme moderne, quoiqu’on puisse penser de l’impasse historique dans laquelle il a cru devoir s’engager pour le mettre en oeuvre ?

La réponse à cette question nous place au coeur du paradoxe de Giraudoux et de la dualité qui le traverse. Pierre Vidal-Naquet voit en Pleins Pouvoirs un « livre étrange en vérité : il se veut, face à la menace allemande, un appel à la « virilité », à la force des âmes et des corps, et il exprime malgré lui cette France molle qui ne s’engagera vraiment dans la guerre contre l’hitlérisme que lorsqu’il sera trop tard… ». On rencontre la même ambiguïté dans son oeuvre urbanistique.

En cette matière, Giraudoux se veut, comme on dit en architecture, « résolument moderne ». Comme tous les modernistes de son époque, il se montre ardemment dirigiste et critique impitoyable d’une France des années 30 qui, du fait de la médiocrité et de la faiblesse de ses élus, « n’a le plus souvent poursuivi son développement que dans la mesquinerie, le saccage et la confusion » (J. Giraudoux, Une dictature de l’urbanisme, 19 février 1944 ; Jean Giraudoux et le débat sur la ville, op. cit., p. 260). Il admire de loin Le Corbusier et déteste l’architecture vernaculaire de son époque. Ces pavillons de banlieue en pierre meulière, si prisés aujourd’hui, étaient en 1928 unanimement stigmatisés et méprisés comme relevant de la catégorie des « lotissements insalubres ». Giraudoux, pour qui tout lotissement est « généralement ignoble » (J. Giraudoux, Pleins pouvoirs ; op. cit., p. 103-104) n’habitait certes pas dans une bicoque comme Léautaud, mais dans le très élégant immeuble Art déco que Michel Roux-Spitz avait édifié au 89 quai d’Orsay, face au pont de l’Alma. Ses idées, ses goûts sont ceux d’un grand bourgeois un peu snob, fier de sa réussite mondaine et littéraire et aux yeux de qui « Paris et sa banlieue apparaissent dans leur médiocrité, leur vétusté, et leur petitesse » (J. Giraudoux, Promenade de printemps, 1934 ; Pour une politique urbaine ; op. cit., p. 51). Sur tous ces points, le discours de Giraudoux est à la fois moderniste et élitiste.

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Et pourtant, si Giraudoux exprime encore, sur le plan littéraire une réalité historique forte, c’est bien celle de cette France gentiment moisie de la IIIe République finissante, qui somnolait à l’heure de ses clochers, en compagnie de ses vieux humanistes et de ses petits fonctionnaires. Les destructions et les reconstructions des années 1940-50 et les réalisations des Trente Glorieuses allaient irréversiblement la défigurer et en bouleverser les paysages. Cette transformation, Giraudoux ne nous aide pas à la comprendre. Il n’en a pas été témoin et n’en avait pas prévu ni imaginé la brutalité. Il en dresse certes le cadre, mais ce cadre reste vide. Ainsi réclame-t-il, au nom de l’hygiène et afin de faire entrer « l’air et lumière », le déplacement des Halles de Paris et la destruction des « amas de taudis » et des « maisons mal famées » du quartier Saint-Paul, prenant ainsi ses distances, par ce consentement à la destruction, avec les nostalgiques du Vieux-Paris. Mais il s’emporte tout aussi bien contre des opérations de construction risquant à ses yeux de dénaturer, de manière pourtant bien modeste au regard de ce qu’il promeut par ailleurs, le Paris historique qu’il aime et a sous les yeux. Ainsi étrille-t-il des réalisations qui nous paraissent aujourd’hui bien insignifiantes : l’aménagement d’une pelouse sur la place Saint-Sulpice, la construction d’un immeuble d’habitation aux façades de granit gris situé à l’angle du Quai des Orfèvres et de la rue de Harlay, et qu’il désigne sous le sobriquet de « chalet breton » (Le 42 du quai d'Orsay). Et il reste en revanche muet sur la désastreuse opération de rénovation de l’îlots insalubre n° 16 qui aurait abattu une grande partie du Marais si elle avait été menée à bien.

Il n’est pas une des idées d’avenir que Giraudoux développe et proclame qui ne soit banale ou abstraite, qui ne soit un lieu commun mille fois ressassé dans les articles de la revue Urbanisme. A ce point qu’il faut vraiment beaucoup aimer Ondine et Intermezzo pour affirmer, comme le fait Janine Verdès-Leroux, que « Giraudoux a sur l’urbanisme des vues convaincantes, réalistes, visionnaires… » ! (J. Verdès-Leroux, Dessiner le Paris futur ; Jean Giraudoux et le débat sur la ville, op. cit., p. 82). Ce n’est que lorsqu’il évoque le présent qu’il redevient délicat et sensible et l’on retrouve – par instants mais ces instants se remarquent d’autant plus - les qualités littéraires dont généralement ses écrits sur l’urbanisme nous frustrent.

Pour ne pas être injuste avec un auteur dont on aura compris qu’il ne figure pas parmi mes préférés, je citerai donc ce bref mais bel extrait d’une conférence qu’il prononça en septembre 1941 à la XVe Foire-Exposition de Marseille, extrait dans lequel il évoque les risques de destruction ou d’altération des paysages inhérents à la réalisation de tout projet d’aménagement. Il manifeste là une finesse d’analyse et d’expression bien supérieure au verbalisme flou de son discours liminaire à la Charte d’Athènes écrit à la même époque. Et cela permettra de terminer sur une note fraîche !


« C’est aux approches de la Savoie, aux abords de la presqu’île de Saint-Tropez, à la limite du plateau de Millevaches, aux portes d’Aigues-Mortes [ que nos ingénieurs] doivent pousser leurs autostrades ; mais cette frontière une fois atteinte, doit se reconstituer aussitôt cet entrelacs de chemins locaux, de sentiers, de routes vicinales à ombrages et à coudes, de ponceaux en dos-d’âne et de ruisseaux à gués, qui est l’innervation même de l’intimité française.

Inutile et dangereux le maquillage de constructions nouvelles en chalets basques, en maison normandes ou en mas provençaux, si la route de béton y a détruit cette subtilité de lumière, cette vérité des odeurs du sol et de ses essences, cette harmonie des sons humains et des bruits terrestres qui sont les sources véritables de notre raisonnement et de notre goût, mais qui par leur nature même sont aussi les plus menacés et les plus périssables… » (Discours prononcé dans le cadre de la XVe Foire-exposition de Marseille, le 22 septembre 1941 ; Jean Giraudoux et le débat sur la ville, op. cit., p. 250).

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