1902, année de la révolution pédagogique ? 2
Entre le post que j’ai mis en ligne le 18 février 2019 et celui de ce jour, un élément nouveau s’est glissé dans le titre ; un point d’interrogation, une question apparaissent derrière le terme de “révolution pédagogique”. Cette expression, je l’ai empruntée à un article publié par Albert Thibaudet dans la NRF du 1er janvier 1927. La thèse qui s’exprime dans cet article, comme en de nombreux autres du même auteur, d’un tournant littéraire et culturel, amorcé dans les toutes premières années du XXe siècle et déterminé par un nouveau régime de scolarité, elle mérite d’être rappelée et prise en compte. Le responsable en est, d’après donc Thibaudet, les décrets du 31 mai 1902, lesquels ont introduit dans l’enseignement secondaire une filière dite “moderne”, sans grec ni latin. Mais on peut se demander si ces décrets et arrêtés ont bien eu la portée que lui prête Thibaudet. N’y a t-il pas eu là, de la part de ce dernier, quelque exagération, quelque simplification journalistique conçue pour frapper les esprits ?
Donnons-lui d’abord la parole pour mieux en juger :
"1er janvier 1927. - Pense-t-on assez souvent à l'importance qu'a dû avoir la révolution pédagogique de 1902 ? Ce sont là de grandes expériences qu'on ne peut contrôler qu'à très longue échéance. La première génération qui ait subi dans leur entier les effets du nouveau mode d'études fut celle des garçons qui entraient alors en 6e et qui avait environ 10 ans. Ils en ont 35 aujourd'hui. Joignons-y ceux qui allaient commencer leurs humanités, qui en ont 37. Notre équipe politique n'est pas ici concernée, puisqu’elle appartient à l'ancienne formation, le parlementarisme étant volontiers gérontocratique. D'autre part, les 10 ans en 1902 avaient 22 ans en 1914, et de cela, ainsi que de leurs aînés et cadets immédiats, on sait ce qui est resté : le jugement que nous en faisons ne porte que sur des générations mutilées. Ceci n'en n'est pas moins vrai que de 25 à 37 ans, se fait entendre le plus clair et le plus haut des voix de ce qu'on appelle la jeune littérature. C'est la première génération virile formée par la réforme démocratique des études en 1902 et par la séparation de l'Église et de l'État” (A. Thibaudet : Réflexions sur la politique ; coll. Bouquins, 2007, p. 328-329).
On voit que Thibaudet situe précisément dans le temps la révolution littéraire dont il décrit les effets : la mesure réglementaire prise par le ministre de l’instruction publique qu’il évoque a été publiée au Journal officiel du 2 juin 1902. Elle a été immédiatement mise en application pour produire ses effets à la rentrée scolaire de septembre 1902.
Albert Thibaudet n’est pas le seul à s’être convaincu qu’un événement important pour l’avenir des lettres français s’était alors produit. Julien Gracq, par exemple, né en 1907, fait partie de ces générations qui ont “subi dans leur entier les effets du nouveau mode d’études” et il était donc bien placé pour en parler. Voici les termes dans lesquels Gracq évoque cet événement, sinon révolutionnaire du moins inédit, qu’a été le surgissement d’une génération d’écrivains français non-latinistes. Evénement qu’il compare à un iceberg qui se casse. Le public devant lequel il fait cette comparaison avait lui aussi des raisons d’être bien concerné par le sujet puisque, composé d’élèves de l’Ecole normale supérieure, il était lui-même un morceau dérivant de cet iceberg :
“Nous vivons encore sur l'idée, entretenue par les programmes universitaires et par les sommaires des manuels, que notre culture pousse toujours sur cette racine, à la fois très longue et très étroite, qui plonge à travers trois mille ans de tradition gréco-romaine jusque dans l'époque homérique. Nous gardons cette idée en nous sans la vérifier ; mais prenons garde qu'une rupture brutale est en train de se produire dans ces temps même que nous traversons. Comme si l'esprit ne pouvait plus porter cette surcharge de trente siècles de littérature morte (...), l'iceberg se casse, et se casse sous les yeux, sans qu'on le remarque toujours bien clairement, tout près de la surface (...). Si nous regardons autour de nous d'un œil prévenu, nous verrons partout les traces de cette rupture en profondeur qui largue presque d'un coup vingt-cinq siècles de littérature. L’art de la citation latine a été pendant des siècles pour l'écrivain une seconde nature : un seul écrivain la pratique encore de nos jours, Montherlant, et cette pratique commence à paraître au lecteur saugrenu, comme de quelqu'un qui citerai du chinois. Il y a eu de tout temps en France des écrivains sont culture latine, mais pratiquement jamais des poètes : or le groupe surréaliste, mais après 1920, est sans doute la première école en France dont la grande majorité des poètes n'ait jamais appris un mot de latin” (J. Gracq : Préférences, 1961 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1989, t. 1, p. 865-866).
La thèse soutenue par Albert Thibaudet d’un événement capital avait déjà reçu, auparavant, un autre renfort en la personne de Paul Morand. Celui-ci, un matin, exprima, à la manière de Chateaubriand mais avec une concision et une netteté qui lui appartiennent en propre, le sentiment qu’il avait d’être né à la fin d’un monde. Enumérant, parmi les grands fracas inauguraux du XXe siècle, ceux dont il a personnellement ressenti les contrecoups, il cite lui aussi le nouveau régime d’études institué en 1902 : “Partout je suis arrivé (comme L.-P. Fargue dans les dîners, Proust dans les bals), quand la fête finissait. Études secondaires, 1902, fin de l’ancien régime, réforme du bachot ; 1909, service militaire, fin du volontariat, service de deux ans ; 1913, affaires étrangères, fin de la vieille diplomatie et première fin de l'Europe, etc. Je suis un homme de l'Occident, de l'ombre qui tombe, de la fin qui vient" (P. Morand, lettre du 11 mars 1958 ; Correspondance Paul Morand-Jacques Chardonne, 1949-1960 ; Gallimard, 2013, p. 452).
Il est heureux que cette idée soit venue en ces termes sous la plume de Paul Morand. Car, dans un autre article que ceux que nous avons précédemment cités (“Une volée”, NRF, 1er novembre 1935 ; Réflexions sur la littérature ; coll. Quarto, 2007, p. 1572), Thibaudet, voulant appuyer sa théorie de la révolution sur des exemples précis, évoque justement le cas de Paul Morand, ainsi que celui de trois autres écrivains.
Voici un extrait de cet autre article. L’un de ses intérêts est d’esquisser les données de ce qui aurait pu être une analyse statistique, mesurant le déclin sur la littérature française du XXe siècle de la marque qu’a longtemps laissée sur elle l’enseignement des lettres et de la culture gréco-latines :
"La volée qui a 20 ans en 1905 est une volée de bacheliers de 1902, elle est sortie du collège vers 1902. Elle est par conséquent, et rigoureusement, la dernière génération qui ait complètement échappé à la réforme scolaire de 1902. Pratiquement, en somme, les volées qui sortirent du collège jusqu'en 1904 lui échappèrent aussi. Mais il faut retenir cette coupure. Les réformes de 1902 ont mis fin à une tradition trois fois séculaire, celle de la primauté de l'humanisme. À la rentrée d'octobre, 1902, a été rayée de la nomenclature des classes le terme millénaire de rhétorique, qui faisait la liaison, dans le temps, des trois cultures française, latine et grecque. Cela n'a l'air de rien, voilà pourtant l'époque où nous pouvons, d'assez loin, nous apercevoir que c'était beaucoup.
Si nous comparons ceux qui sont en deçà et ceux qui sont au-delà de la coupure, nous verrons qu'un décalage de peu d'années suffit à créer un climat nouveau. Quand Bernard Grasset eu l'idée de la littérature d'après-guerre, il s'amusa à mettre en vedette les quatre M de sa maison : Maurois, Mauriac, Morand, Montherlant. Nous pouvons traiter ce groupe comme une manière d'unité littéraire, constituée, présentée par son éditeur, et en somme autorisée par la faveur du public. Deux d'entre eux sont de la classe 1905, Maurois et Mauriac. un est de la classe 1909, Morand, et Montherlant est de la classe 1916. Donc deux bacheliers de l'ancien régime et deux bacheliers du nouveau. En octobre 1902 Morand à 13 ans, il doit rentrer, je pense, en 5e. Il appartient à la première volée qui ait fait toutes ses études sous le régime de 1902, comme les deux premiers M appartenaient à la dernière volée qui ait fait toutes les siennes sous le régime ancien” (A. Thibaudet, NRF, 1er novembre 1935 ; Réflexions sur la littérature ; coll. Quarto, 2007, p. 1572).
Thibaudet dresse une méthode comparative dont il établit bien les limites temporelles. En revanche, en réduisant son corpus d’écrivains au fameux quatuor des écrivains publiés par Grasset dont le nom commence par la lettre M, il ne s'en donne pas les moyens. Les quatre exemples qu'il choisit sont en nombre trop restreint et il se trouve en outre qu’ils ne sont pas les plus probants en faveur de sa thèse :
Maurois et Mauriac, ont un point commun autre que celui de leur patronymie et qui compte davantage aux yeux de Thibaudet, c’est celui de leur date de naissance : nés en 1885, ils ont eu 20 ans en 1905 et sont sortis du collège vers 1902. Tous deux appartiennent à “la dernière génération ayant complètement échappé à la réforme scolaire de 1902”. Il n’en est pas de même des deux autres : Morand né en 1888, Montherlant né en 1895, qui ont fait toutes leurs études sous le régime nouveau.
Mais que déduire de cette double constatation ? Fait-elle apparaître une frontière qui, séparant Mauriac de Montherlant, trouverait son origine dans le régime d’études suivi par chacun d'entre eux, le premier obéissant davantage que le second à la tradition des humanités classiques telle qu'elle lui fut enseignée ? En fait cette différence existe bien mais elle fonctionne en sens inverse. Montherlant, lycéen du nouveau régime scolaire (mais orienté vers la filière A), s’est montré bien plus marqué par la culture gréco-latine que ne l’a été Mauriac, élevé sous l’ancien.
Voilà qui est gênant pour la démonstration de Thibaudet. Aussi n’insiste-t-il pas sur ce point et préfère-t-il évacuer Montherlant pour n’en plus reparler. C’est que l’auteur des "Olympiques", parangon de classicisme romain, infirme sa thèse principale selon laquelle les collégiens d’après 1902, privés de culture gréco-latine ou du moins soumis à cet égard à une diète sévère, s’en seraient peu à peu détachés et éloignés.
De même, il n’est pas plus facile de trouver entre Mauriac et Maurois une parenté humaniste qui s’expliquerait par une scolarité communément passée sous “l’ancien régime”. Maurois et Mauriac sont, du fait de leurs noms et de leur parenté d’âge, souvent confondus l’un avec l’autre. Mais, comme lycéens et étudiants, tout les sépare : quelle similitude entre d’un côté Mauriac, élève distrait et rêveur d’une institution religieuse bordelaise dans laquelle on n’apprenait pas grand-chose et qui fut nanti par elle d’un bagage de connaissances si modeste qu’il ne réussit même pas, à Paris, à obtenir ses certificats de licence ? Et, de l’autre côté, Maurois, travailleur acharné, issu d’un excellent lycée de province, lauréat du Concours général et qui aurait brillamment réussi le concours de la rue d’Ulm s’il avait bien voulu s’y présenter ?
Afin de pouvoir, malgré tout, apparier par le lien d’une éducation commune ce fils de famille du privé et cet élève-modèle du public, Thibaudet se voit obligé de leur chercher des pendants dans une génération antérieure, à savoir Barrès et Anatole France. Ce dernier fut lycéen sous le Second Empire et Barrès ne retira de son passage au lycée de Nancy que de mauvais souvenirs. Qu’importe ? D’une part, la scolarité de Barrès peut rejoindre celle de Mauriac dans une médiocrité commune. Et Thibaudet trouve, d’autre part, en la personne d’Anatole France un prédécesseur à Maurois, formé comme lui aux bons auteurs de la tradition jésuite et napoléonienne (je ne sais si Maurois a goûté un tel couplage, tant Anatole France était moqué et rejeté en 1935). Détours et rapprochements assez artificiels mais, grâce auxquels Thibaudet parvient à poser un des éléments de sa thèse, à savoir l’unité et la prégnance de la culture humaniste pour les génération d’écoliers ayant subi sa férule :
“Entre Maurois et Mauriac on pourra trouver une différence analogue à celle de France et Barrès, mais ces quatre noms de Maurois, Mauriac, France, Barrès nous indiquent bien une partie liée avec l'humanisme, ou plutôt avec quelque humanisme, plus extérieur et formel chez France et Maurois, plus intérieur et dépouillé chez Barrès et Mauriac”.
Thibaudet, toutefois, n’est pas plus convaincant ici qu’il ne l’était tout à l’heure lorsqu’il comparait Mauriac et Montherlant. Rien n’est plus extérieur et formel que l’humanisme de ce dernier, au point même d’en être agressif et ostentatoire, à la manière d’un niqab. En comparaison, c’est la culture de Maurois et de France qui paraît discrète et délicate. Quant à l’humanisme prétendument “intérieur et dépouillé” de Mauriac et de Barrès !... Ils ont beau tous deux avoir fait avant 1902 des thèmes et des versions, ils n’étaient plus capables passé 30 ans de traduire trois lignes de Tite-Live. Et ils s’en moquaient d’ailleurs complètement.
Réunir ainsi, sous un “humanisme” qui leur aurait été commun, de bons et de mauvais élèves issus de l’enseignement classique antérieur à 1902 ne plaide donc pas, dans ces cas précis, en faveur de la force de cet enseignement. Thibaudet, qui en est conscient, va alors user d’un argument plus frappant et plus illustratif. Il oppose Maurois, archétype du lycéen formé à l’ancienne, et Morand qui, dans sa jeunesse sportive et voyageuse, a gambadé loin des cadres scolaires traditionnels. Et il est vrai qu’il s’en est suivi un mode d’apprentissage des langues vivantes bien différent chez l’un et chez l’autre (Maurois apprend sagement au lycée à lire Keats et Thackeray sans dictionnaire - Morand, envoyé en Angleterre par ses parents pour des séjours lingustiques, “enfilait”, selon son propre terme, les épouses de ses tutors) :
“On sait que la réforme de 1902 n'a nulle part été plus nette, plus complète et plus rapide qu’en ce qui concerne l'enseignement des langues vivantes, lorsqu'elle a substitué à la méthode philologique et littéraire la méthode directe. On dirait qu'un hasard a fait que les deux méthodes répondent à la manière différente dont Maurois (classe 1905) et Morand (classe 1908) ont abordé l'Angleterre”.
C’est parfaitement vrai. La sorte de “méthode directe” pratiquée par Morand n’était toutefois pas celle à laquelle pensait Thibaudet, non plus que les concepteurs de la réforme de 1902. Elle ne le préparait pas au travail en bibliothèque auquel s’est astreint Maurois pour rédiger ses Vies de Byron ou de Shelley, mais cela n’importait guère à Morand.
Thibaudet achève sa démonstration par ce dernier exemple, celui antithétique de Maurois et de Morand.
Nous restons sur notre faim. Nous aurions aimé davantage d’exemples. Notamment nous sommes incertains sur le point de savoir si les écrivains nés après 1890 ont été touchés autant que l’a dit Thibaudet par la révolution pédagogique de 1902 ? J’ai parcouru certaines des nombreuses biographies parues ces derniers temps, afin d’élargir le corpus utilisé par Thibaudet et de mieux vérifier sa thèse.
Les informations factuelles ainsi recueillies ne sont d’ailleurs pas toujours complètes ni précises car les biographes ne montrent pas toujours beaucoup d’intérêt pour les questions de scolarité et certains se laissent induire en erreur par le changement de dénomination des séries du baccalauréat intervenu en 1965.
Le dépouillement ainsi effectué laisse en tout cas apparaître, depuis Louis Aragon jusqu’à Pierre Guyotat, une écrasante domination de cette filière classique que Thibaudet croyait être sur le point de disparaître. Les seuls écrivains à ne pas avoir appris le latin durant leur enfance sont ceux qui ne sont pas du tout passés par l’enseignement secondaire. Cela a notamment été le cas d’André Malraux : “Malraux est admis à l’école primaire supérieure de la rue Turbigo, près des Halles (...). Ni prix d’excellence, ni cancre, André poursuit une éducation normale. mais il se forme seul une culture. Ne bénéficiant pas d’une éducation classique, il fabrique ses classiques en marge des programmes scolaires" (O. Todd : André Malraux ; Gallimard, 2001, p. 25-26).
Robert Desnos, Jacques Prévert, Paul Eluard, Louis-Ferdinand Céline se sont également contentés de suivre les cours des écoles primaires supérieures et se sont formés ensuite par eux-mêmes, en dehors de tout cadre lycéen. Toutefois le cycle primaire n’a pas été touché par les réformes de 1902, de sorte que celles-ci sont donc restées sans effet sur eux.
Tous les autres ont passé, soit, par le même type d’enseignement que celui suivi par Thibaudet lui-même, c’est à dire soit un baccalauréat A (latin-grec), soit ils ont obtenu des baccalauréats B ou C (latin-langues vivantes ou latin-sciences) qui exigeaient d’eux de réussir des épreuves de latin d’un niveau presque équivalent à celles des bacheliers A.
Les uns et les autres constituent une troupe nombreuse parmi laquelle se presse la cohorte des normaliens de la rue d’Ulm, tous, sauf erreur, bacheliers A (Maurice Genevoix, Jules Romains, Jean Giraudoux, Jean-Paul Sartre, Paul Nizan, Robert Brasillach, Jean Guéhénno, Thierry Meaulnier, Simone Weil, Roger Caillois, Julien Gracq...). Ceux qui sont passés par les classes préparatoires, hypokhâgne et khâgne (Jacques Rivière, Alain-Fournier, Léopold Senghor, Roger Vailland, Paul Guth…) doivent leur être assimilés, ainsi que ceux qui, jusqu’au baccalauréat, ont baigné dans cette même formation classique : Saint-John Perse, Henry de Montherlant, Pierre Drieu la Rochelle, Jacques de Lacretelle, René Crevel (mais qui, au lycée Janson de Sailly, "s’ennuyait ferme”, cf. F. Buot : René Crevel ; Fasquelle, 1991, p. 29), Marcel Duchamp, Henri Michaux, Marcel Pagnol, Raymond Radiguet (boursier, il se voit toutefois retirer sa bourse en raison de sa “désinvolture dans ses études à partir du 2e trimestre 1916-1917”, cf. M. Nemer : Raymond Radiguet ; Fayard, 2002, p. 77), Michel Leiris, M. Yourcenar, Antoine Blondin et, plus près de nous, Pierre Guyotat...
Certains d’entre eux se distinguent particulièrement dans leur amour du grec et du latin appris en classe : Marguerite Yourcenar publia après Brasillach une anthologie de la poésie grecque, Pagnol traduisit "Les Géorgiques" en alexandrins. Tandis que d’autres en restaient au souvenir de leurs exploits passés : “Dès la 6e, Aragon connaît ses classiques sur le bout des doigts (...). Dès qu’il sait le latin, il se prend de passion pour Tacite, Salluste et les historiens de Rome” (P. Forest : Aragon ; Gallimard, 2015, p. 87). Roland Barthes qui, en 3e A1, remporta en 1931 le 1er accessit de version latine, le 4e accessit de thème latin et le 3e accessit de thème grec, évoque ces classes de A “qui étaient des classes nobles. On y élaborait une sorte de français spécial, un français de traduction, correct et gauche” (cité in M. Gil : Roland Barthes ; Flammarion, 2012, p. 97).
Les titulaires d’un baccalauréat B ne sont pas en reste puisqu’eux aussi sont passés par une filière “classique” mais soit ils n’ont pas pris l’option grec en 4e, soit ils l’ont abandonné en cours de route. C’est le cas de Jules Supervielle, de Philippe Soupault, de Francis Ponge, de Joseph Kessel, de Julien Green, d’Albert Camus, de Romain Gary, de Georges Pérec qui une fois son diplôme obtenu, entre en lettres supérieures modernes au lycée Henri IV (D. Bellos : Georges Pérec, 1993 ; Seuil, trad. fr. 1994), ainsi que de Guy Debord. Les anciens élèves d’écoles religieuses (Antonin Artaud, A. de Saint-Exupéry) ont nécessairement eux aussi pratiqué le latin même si ce ne fut pas sans doute pas à un niveau équivalent à celui du lycée Louis-le-Grand.
Finalement, quel membre de ces générations littéraires d’après la réforme de 1902, né entre 1890 et 1940, n’eut pas à subir, durant sa scolarité, l’enseignement du latin sinon du grec ? Ce baccalauréat D sans latin, terme et récompense de la filière moderne, grande création de 1902, eut-il l’honneur de couronner au moins un écrivain français reconnu ? Je n’en ai finalement trouvé qu’un seul mais il est vrai qu’il est de taille, puisqu’il s’agit d’André Breton : “Le 2 octobre 1907, André Breton entre au lycée Chaptal à Paris. La loi de 1902 /sic/ ayant supprimé l’obligation des langues anciennes, il n’étudie ni le grec ni le latin mais choisit l’allemand" (M. Polizotti : André Breton ; Gallimard, 1995, p. 18).
A lui tout seul, Breton vérifierait l’affirmation de Julien Gracq selon laquelle le surréalisme serait “la première école en France dont la grande majorité des poètes n'ait jamais appris un mot de latin”. Il illustre merveilleusement aussi la théorie de Thibaudet puisque le fait d’avoir poursuivi à l’Université des études scientifiques plutôt que littéraires, l’ignorance où Breton est resté du latin, ont facilité chez lui la remise en cause brutale et résolue de “vingt-cinq siècles de littérature” (J. Gracq).
Peut-on toutefois fonder le bien-fondé d’une théorie sur un seul exemple, certes éclairant ? Peut-on qualifier de révolution pédagogique une réforme qui a eu, sur la majorité des lycéens, des effets aussi modestes ? Le paradoxe est que nous vérifions actuellement tout le bien-fondé de la thèse de Thibaudet. Le latin, les humanités classiques en général, s’éloignent de nous toujours davantage. Thibaudet a peut-être exagéré les effets de cet affaiblissement en ce qui concerne sa propre époque. Il a, comme tous les grands esprits, eu raison trop tôt. Il a assisté à la fin du règne des humanités classiques, mais sans que 1902 eût marqué dans ce lent et continu déclin une rupture qu’on puisse qualifier, comme il le fait, de révolutionnaire
Je tenterai, dans une troisième partie, d’expliquer les raisons pour lesquelles Albert Thibaudet a sous-estimé la force de résistance d’un enseignement classique que nous voyons maintenant disparaître sous nos yeux.