Le 15 de la rue Beaujolais (75002)
A cette adresse existait, dans les années 1930-1940 un établissement appelé l’Hôtel Beaujolais et plus familièrement "le Beaujolais". Il accueillit pendant la seconde guerre mondiale un grand nombre personnalités du monde littéraire et artistique, notamment Christian Bérard, Jean Cocteau, Tino Rossi, Jean Tissier, Serge Lifar, Jean Giono, Jean Giraudoux... (J. Cocteau : Journal 1942-1945 ; Gallimard, 1989, pp. 30, 97, 109). Pendant plusieurs mois, Cocteau et Giraudoux y ont élu domicile.
Palais-Royal 1940 :
Jean Cocteau, quelque peu désemparé lors de la drôle de guerre, est hébergé au Ritz par Coco Chanel puis chez elle par Violette Norris. En décembre 1939, se lassant d'habiter chez les autres, il rejoint Christian Bérard à l'Hôtel Beaujolais, situé au cœur du Palais-Royal. “Sa chambre, après quelques jours, ressemblait déjà à toutes celles qu'il avait occupées. C'est comme la coquille de certains crustacés, elle se reforme, note Roger Lannes” (C. Arnaud, Jean Cocteau ; Gallimard, 2003, p. 537). Cocteau n’y séjourne pas très longtemps. Au printemps 1940, il prend en location, à quelques pas de là, sur les conseils d'Emmanuel Berl, le fameux entresol du 36, rue Montpensier, qu’il ne quittera plus que pour le Cap-Ferrat et Milly-la-Forêt. Il s'y s’installe avec Jean Marais à son retour d’exode.
Palais-Royal 1942 :
Deux ans après, c’est Jean Giraudoux que nous trouvons comme pensionnaire à l’Hôtel Beaujolais. Voici une des pages qu’il y rédigea :
“Palais-Royal Hôtel du Beaujolais, 20 août 1942. Tous les matins, vers onze heures, à l'heure où je commence à écrire, un enfant de quelques mois se met à pleurer au-dessous de moi, dans le Palais-Royal. Il a une plainte faite de charmants petits sanglots qui rachètent tous les cris d'enfants qui ont gâté mes nuits ou mes jours. C'est une charmante petite désolation qui ne hurle jamais, ne s’époumone jamais, le murmure de la vie sur les premiers cailloux. Parfois il s'arrête et le sanglot finit en extase. Je pensais que sa nourrice l’allaitait ou le berçait. Je viens de regarder. Il est tout seul dans le jardin solitaire, dans sa voiture, en plein soleil. Nulle mère, nulle bonne. C'est mon enfant à moi. Quand il se tait, c'est que le jardin le console, par un pigeon, par le ciel, par un nuage. Rien n'est plus doux que ce vagissement de la vie au milieu du jour. Il n'est pas triste. Il ne demande rien. On sent très bien que, s'il savait chanter, c'est cela qu'il ferait. Mais la douceur de cette plainte qui est une joie, de ce sanglot qui est un bien-être infini dépasse tout rire et tout chanson. C'est le contraire de ce que je suis, mais nous faisons bien tous deux ce que nous avons à faire. Un petit sanglot, un gazouillement de pleurs est juste ce que l'on doit entendre des hommes, à la veille de l'éternité” (J. Giraudoux, Souvenirs de deux existences; Grasset, 1975, p. 139).
Beau texte qui, à première lecture, peut sembler mièvre. Il cesse de l’être dès que sont rappelées la situation personnelle particulière dans laquelle se trouvait alors Giraudoux.
Il avait été, en punition de ses infidélités, peu à peu chassé par son épouse Suzanne du bel appartement que louait le couple au 89, quai d’Orsay et où, depuis 1936, il ne réside plus que par intermittences. En 1940, il erre d’hôtels en locations meublées. Dans l'éloge funèbre qu'il écrira en février 1944 "en souvenir de Jean Giraudoux", J. Cocteau, tenu par la décence, imaginera au nomadisme du défunt des causes plus floues et plus poétiques que cette séparation forcée : "Je sais aussi que Giraudoux était malade, qu'il faisait des cures et qu'il craignait d'habiter une vraie maison, une de ces maisons où la mort aime à faire sa croix à la craie sur la porte. Il voyageait. Il habitait d'hôtel en hôtel. Il brouillait la piste" (J. Cocteau, op. cit. p. 457).
En octobre 1941, on trouve Giraudoux à l’Hôtel de Castille, 37, rue Cambon (cet hôtel existe encore à la différence du suivant), puis, à l’été 1942, à l’Hôtel Beaujolais, l'hôtel Castille ayant été réquisitionné entretemps. Jean Cocteau, l’y avait précédé tout comme Serge Lifar et peut-être le lui avait-il recommandé. Jacques Copeau, venu rendre visite à Giraudoux, assure que ce dernier n’y était pas mal logé et que, malgré la situation (solitude, tristesse du Paris occupé), il ne se plaint de rien : “Au troisième étage, une chambre charmante sur les jardins du Palais-Royal. Sa fenêtre est ouverte, il dit que les bruits qui montent jusqu'à lui ne le dérangent pas : le bruit des machines qui tondent la pelouse et celui des enfants qui jouent” (cité in : J. Body, Jean Giraudoux ; Gallimard 2004, p. 776).
Giraudoux ne quitte guère sa chambre : “sinon pour prier le 15 août Notre-Dame des Victoires, il ne profite ni de l'été, qui est orageux, ni de Paris qui lui semble vide” (J. Body, op. cit. p. 777)”. Sous cette apparente sérénité, il vit une remise en question personnelle dont l’un des indices est justement qu’il supporte désormais ces “bruits autour de son travail, de sa distraction, de son sommeil”, qui, naguère, gâtaient ses nuits et ses jours. Désormais, “toute cette sonorité du monde inférieur au lieu de m’irriter et de me contrarier me devient chère” (J. Giraudoux, Souvenirs de deux existences ; Grasset, 1975, p. 129). La paix nouvelle dont il se pénètre ainsi ré-introduit en lui l’amour non pas tant du prochain que du proche. Cet amour du proche, du trivial, du petitement humain, Giraudoux, homme de lettres “arrivé”, mondain, s’en était bien éloigné ; il ne prônait que de loin et dans ses livres la médiocrité provinciale et tranquille de son Limousin natal, tant il était heureux et fier de s’en être extirpé. Consentir à la promiscuité des chambres d’hôtel et de leurs minces cloisons, ne plus s’agacer du son des pleurs, cela revêt pour lui une signification morale et il intitule “Moins d’égoïsme” le chapitre dans lequel il nous conte cette pénitence qu’il s’infligeait à lui-même ; promesse d’une absolution certes modeste, mais dans la France de 1942 comment exiger davantage ?
Un bébé inconnu - qui fut pour quelques instants de ce 20 août 1942 privé de sa mère et de sa nourrice - aura donc ce jour-là reçu la grâce de consoler son compagnon de peine d’un jour, vieil écrivain esseulé doutant de son éternité future et qui l’observait depuis sa fenêtre. Grâces lui soient rendues à son tour ! Pourquoi d’ailleurs ne serait-il pas aujourd’hui en vie ? Il ou elle aurait 76 ans, plus âgé que ne l’était Giraudoux écoutant ses pleurs d’alors.
La seconde guerre mondiale est loin de nous, en tout cas, et il n’y a plus guère de bébé aujourd'hui dans les allées du Palais-Royal…
J.P.D.
Palais-Royal 2018 :
L'animation du Palais Royal vu de ma fenêtre c'était jusqu'à il y a quelques semaines des joueurs de boules, (très snob) ou encore plus "chic", des coachs avec leurs "élèves" de tous âges faisant en public étirements, corde à sauter et et enchainements de taï chi, selon les spécialités... Ou, encore plus décalé par rapport au Palais-Royal de J Giraudoux, vers midi passe un attelage délirant d'une douzaine de chiens de race, conduits par un rasta immense, dreadlocks et écouteurs sur la tête, haut perché sur un vélo très haut, dont l'équilibre est sans cesse compromis par les grands chiens qui tractent nonchalamment l'ensemble chacun à leur rythme, et les petits frisés grassouillets qui peinent à l'arrière, se marchent sur les pattes et jappent des protestations aigües... Pour les enfants il faut attendre la sortie des écoles, mais vers 16 heures 30, même l'hiver s'il fait beau, la cour des colonnes est le royaume des écoliers. Protégés par la grâce spéciale des cours de recréation qui empêche les chahuts et acrobaties débridées des enfants de se terminer par autre chose que des chutes sans gravité... dispensant les nounous et mamans de toute surveillance sérieuse et de se distraire de leur papotage. Mais de bébé, point!
I.M.
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