1902, année de la révolution pédagogique
S’il est une date historique qui, selon Albert Thibaudet, revêt une importance fondamentale, c’est celle du 31 mai 1902. Il y revient sans cesse dans ses écrits, au point de paraître radoter. Que s’est-il alors passé ? Ce jour-là, sont présentés en conseil des ministres à la signature du Président de la République Emile Loubet et sur le rapport de Georges Leygues, ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, plusieurs décrets relatifs à l’enseignement secondaire. Nous nous attacherons plus particulièrement à celui qui, “relatif au plan d’études secondaires”, comporte un article 6 ainsi rédigé : “Dans le second cycle, quatre groupements de cours principaux sont offerts à l'option des élèves, savoir : 1° Le latin avec le grec ; 2° Le latin avec une étude plus développée des langues vivantes ; 3° Le latin avec une étude plus complète des sciences ; 4°L'étude des langues vivantes unie à celle des sciences sans cours de latin. Cette dernière section, destinée normalement aux élèves qui n'ont pas fait de latin dans le premier cycle, est ouverte aussi aux élèves qui, ayant suivi les cours de latin dans le premier cycle, ne continuent pas cette étude dans le second cycle”.
Un second décret, “relatif au baccalauréat de l’enseignement secondaire”, tirait, par son article 17, les conséquences de cette réorganisation : “Les candidats à la première partie peuvent choisir, au moment de leur inscription, entre quatre séries d'épreuves : latin-grec ; latin-langues vivantes; latin-sciences ; sciences-langues vivantes”.
Tous les adultes d’aujourd’hui ayant commencé leur scolarité avant 1968 reconnaîtront dans ce système d’études celui auquel ils ont été eux-mêmes soumis, à savoir :
la division de l’enseignement secondaire en deux cycles d’études ;
à l’entrée dans le premier cycle, soit juste avant la sixième, le choix qui devait être opéré entre une filière “classique” (avec latin) et une filière “moderne” (sans latin).
Le second choix qui s’ouvrait pour les élèves de la filière classique, à partie de la 4e, entre le grec ancien et une seconde langue vivante.
L’organisation en fonction des séries du baccalauréat de tout le second cycle, tous les lycéens se répartissant à partir de la classe de seconde entre une série A (latin-grec), une série B (latin-sciences vivantes), une série C (latin-sciences) et une série D (sciences-langues vivantes), cette dernière ouvrant la voie à un baccalauréat dit “moderne”. Et quel que fût le type de baccalauréat obtenu, la sanction de ce diplôme était la même, à savoir l’accès aux universités.
“La réforme de 1902 donne ainsi à l’enseignement secondaire français l’architecture dans laquelle il va se développer tout au long du siècle qui s’ouvre” (A. Prost, De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 ; Histoire de l’Education, 2008, n° 119, p. 68).
Par la suite, la division quadripartite en séries est demeuré, ainsi que leur dénomination au moyen des quatre premières lettres A, B, C et D. Seule le contenu de certains des séries a évolué : la série A et les anciennes série B et D ont été fusionnées dans une unique série A regroupant toutes les spécialités “littéraires” ; la nouvelle série B, prétendument "économique”, est devenue hybride, mi-littéraire, mi-scientifique ; la série C est restée ce qu’elle était déjà en 1902, cumulant le latin et les disciplines scientifiques, tandis que la série D, série sans latin, voyait les langues vivantes remplacées par la physique et la biologie.
Le point important de cette réforme, celui qui a remué l’opinion cultivée d’alors et a suscité des débats vifs jusque devant le Parlement (car à l’époque les décrets pouvaient être précédés de débats parlementaires), c’était la place devait être réservée dans l’enseignement secondaire aux “humanités classiques”, latin et grec ancien. Les uns entendaient briser le primat que ces disciplines s’étaient arrogées au sein des collèges et des lycées ; les autres soutenaient le maintien de ce bagage humaniste, quitte à accepter de transiger sur le caractère obligatoire de l’enseignement du grec. Une petite querelle des Anciens et des Modernes s’est ainsi élevée à à cette occasion. On sait à son sujet assez peu de choses, car contrairement à son arrière-grand-mère du XVIIe siècle, qui avait opposé Charles Perrault à Nicolas Boileau, elle n’a pas encore trouvé son Marc Fumaroli pour en retracer l’histoire.
Les décrets de 1902, l’institution d’une baccalauréat “moderne”, ont été précédés dans les revues d’une polémique courtoise mais réelle. Elle a divisé la bourgeoisie lettrée entre, d’un côté, Alfred Fouillée et Ferdinand Brunetière qui, malgré leurs opinions politiques opposées, se rejoignaient dans un camp des Anciens et, d’un autre côté, Jules Lemaître qui, tout conservateur qu’il était par ailleurs, se rangeait dans celui des Modernes. Conscient de ce qu’il s’agissait là d’un débat “sensible” et en tout cas important, le Parlement constitua en 1899 une commission d’enquête dont la présidence fut confiée à l’ancien Président du conseil Alexandre Ribot. Celle-ci accomplit un travail considérable : “Rarement les problèmes de l’enseignement auront été traités avec autant de méthode, de sérieux, de respect, de volonté d’aboutir et, partant, d’efficacité” a pu dire Antoine Prost (op. cit., p. 72).
C’est le destin d’une réforme réussie que de se laisser vite oublier, tant sa mise en oeuvre se fait dans une parfaite tranquillité, dans l’heureuse inconscience de ceux qu’elle concerne directement. Sans que je l’aie jamais su, elle s’est appliquée à moi ainsi qu’à tous les Français nés entre 1892 et 1965. L’ignorance l’a si vite recouverte qu’Antoine Léon, auteur d’une "Histoire de l’Enseignement en France" publiée aux éditions Que sais-je ? (ouvrage dont la lecture m’avait pourtant été recommandée en hypokhâgne), confond les séries B et D du baccalauréat instituées en 1902 et trouve ainsi le moyen de faire des décrets et de leurs suites une présentation erronée.
Si plus personne donc ne connaît aujourd’hui cette réforme scolaire de 1902, ce n’a pas été en tout cas de la faute d’Albert Thibaudet. Il n’a, comme je l’ai dit en introduction cessé de la commenter, d’en analyser les effets, et ce n’est par lui seul que j’ai appris son existence. Se proposant d’expliquer l’apparition, au cours des années 1920, d’une littérature moderne de rupture avec la tradition rhétorique et gréco-latine encore bien vivante chez les lycéens de sa propre génération, Thibaudet en voit les causes, d’une part dans la guerre de 1914-1918, d’autre part dans la réforme en question. Voici un des nombreux passages de son oeuvre dans lequel il expose cette idée :
“Avoir vingt ans en 1914, c'est avoir fait ses études, avoir passé son temps de formation, dans les premières années du XXe siècle. Les neuf dixièmes des écrivains appartiennent à la bourgeoisie, et, boursiers ou non, reçoivent l'enseignement secondaire. Or, en 1902, l'enseignement secondaire, tel qu'il s'était transmis des Jésuites à l'université du XVIIIe siècle et de celle-ci à l'Université du XIXe siècle, change de caractère. Le latin et surtout le grec sont plus ou moins déclassés, et les langues anciennes, la formation humaniste ne constituent plus la marque nécessaire et éminente de la culture. La démocratie coule à pleins bords dans le cadre pédagogique. L'expression d'humanité moderne entre en faveur. Le terme de modernisme, introduit par les Goncourt pour exprimer une forme d'art littéraire, employé par les théologiens pour désigner une façon plus souple de comprendre l'évolution des dogmes, servirait ici à exprimer ce qui s'insinue d’anti-ancien, d’anti-classique, d’anti-traditionnel dans l'éducation des générations nouvelles” (A. Thibaudet : Histoire de la littérature française, 1936 ; Marabout-Université, 1981, p. 520).
Sa conviction se trouve exprimée dans cet autre texte, écrit en même temps que le précédent, un an avant sa mort :
“Les réformes de 1902 ont mis fin à une tradition trois fois séculaire, celle de la primauté de l'humanisme. À la rentrée d'octobre, 1902, a été rayée de la nomenclature des classes le terme millénaire de rhétorique, qui faisait la liaison, dans le temps, des trois cultures française, latine et grecque. Cela n'a l'air de rien, voilà pourtant l'époque où nous pouvons, d'assez loin, nous apercevoir que c'était beaucoup” (A. Thibaudet, NRF, 1er novembre 1935 ; Réflexions sur la littérature ; coll. Quarto, 2007, p. 1572).
C’est là une thèse séduisante par sa netteté. Elle convenait à Thibaudet qui aimait à opérer des classifications, à placer chaque écrivain dans une catégorie historique, géographique ou spirituelle : sa méthode critique consistait à distinguer les tempéraments, les familles d’esprit et les unités générationnelles. Pour cela, il lui fallait pouvoir disposer de critères dont l’application fût simple et d’apparence objective. Or tel est bien le cas en l’espèce : le fait d’avoir ou non fait partie des élèves placés sous le régime d’enseignement de 1902 trace une frontière dans le temps, délimite un avant et un après 1902 aussi clair que celui qui sépare l’avant-guerre de l’après-guerre.
Reste à savoir si cette distinction s'est vérifiée dans les faits.
Remarquons d’abord que Thibaudet n’est pas, pour apprécier la portée d’une révolution dans les systèmes d’enseignement, un observateur parfaitement extérieur et impartial. Il est lui-même le pur produit des lycées d’ancienne manière, ces lieux-clos où les élèves s’encasernaient, composaient, des vers latins, étudiaient Plutarque et Corneille, Cicéron et Racine, recevaient plus ou moins passivement un enseignement qui avait très peu évolué depuis les collèges de Jésuites du XVIIe siècle. Il faut même, selon certains, en chercher l'origine jusque dans l'Antiquité : "Le système d'instruction d'une nation est une chose qui ne s'improvise pas : il met des siècles à se former. Celui que nous suivons remonte, à travers l'Université impériale de 1808, à Rollin, aux Oratoriens, à Port-Royal, aux Jésuites, à la Renaissance, et de là, par-dessus le Moyen-âge, dont il a pourtant emprunté certaines choses, aux écoles des rhéteurs anciens, à Quintilien" (M. Bréal : La Tradition du latin en France ; Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1891, p. 551).
L’on pouvait y être malheureux à mourir comme Balzac au collège de Vendôme, l’on pouvait également s’y épanouir comme Albert Thibaudet et son camarade de khâgne à Louis-le-Grand, Edouard Herriot, grand boursier devant l’Eternel. Le caporal Thibaudet a été, de 1916 à 1919, employé comme gardien de baraquement. C’est dans ces circonstances qu’il parvint à rédiger un ouvrage sur Thucydide, auteur qu’il lisait évidemment dans le texte. Et c’est un peu navré qu’il assiste, durant l’après-guerre, au délitement d’une culture classique qui était la sienne et dans laquelle il prenait plaisir à constater une continuité le reliant à Montaigne par les sentiments, le savoir et les bons ouvrages.
Thibaudet était toutefois trop sensé, il avait trop le sentiment de la relativité historique, pour regimber devant le crissement des voitures de course, le développement du cinéma et les “performances” du dadaïsme. Il n’a pas commis l’erreur de Saint-Saëns huant "Le Sacre du Printemps". Malgré tout, il est resté attaché à ses classiques, ceux qu’enfant, il s’était tant fatigué à traduire. Pour éviter d’avoir à méditer sur l’inutilité de ces efforts et la vanité de ces études, il était prêt à considérer que le renoncement de la France cultivée à son héritage classique ou, du moins, le déclassement social ou la perte de valeur de celui-ci constituaient pour l’avenir des lettres un phénomène d’une importance capitale.
D’autre part, Thibaudet a entrepris de mesurer la portée de la réforme de 1902 à partir d’un corpus très particulier, celui des écrivains, dont son métier était de commenter les dernières parutions dans sa chronique de la NRF. Or les écrivains concernés, ceux de la 1ère moitié du XXe siècle, ne représentaient que très peu la population scolaire moyenne. La bourgeoisie lettrée et les élèves les plus studieux s’y trouvaient sur-représentés, ainsi que les autodidactes de talent. En revanche, les parents commerçants et notaires, agriculteurs ou aubergistes, les cancres irréductibles, n’entraient pas dans son viseur. D’où une tendance qu’eut Thibaudet à surestimer les effets immédiats de la réforme. A court et à moyen terme en effet, elle désola certes les amoureux du grec et du latin mais ne bouleversa guère la vie des autres.
Ce sont ces limites de l’analyse de Thibaudet, dès qu’on la teste, comme lui-même était en mesure de le faire, sur les écrivains nés au début du siècle, que j’aborderai dans un prochain article. Dans un troisième, j’examinerai ses résonances lointaines. Elles sont à mon avis moins discutables mais Thibaudet, décédé en 1936, ne pouvait que les entrevoir.
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