1902, année de la révolution pédagogique ? partie 3
Rappelons les épisodes précédents : Albert Thibaudet a vu se creuser en 1902 une faille décisive dans l’histoire culturelle française : en cette rentrée scolaire 1902, certains élèves de sixième, à la demande de leurs parents, ne se voient pas dispenser un enseignement de latin, comme cela était auparavant le cas pour tous les élèves admis dans l’enseignement secondaire. Thibaudet analyse le nouveau “plan des études” qui s’applique ainsi comme une “révolution pédagogique” à la suite de laquelle la littérature française n’aura plus la même saveur humaniste et lettrée que du temps de Sainte-Beuve.
Comme nous l’avons déjà fait remarquer dans la partie 2 de la série, Thibaudet exagère la portée qu’eut cette réforme ou, plutôt, il en anticipe les effets. La description qu’il fait d’une génération d’écrivains ayant rompu le lien qui les unissait à la grande tradition classique correspond davantage à notre propre époque qu’à celle qu’il avait sous les yeux dans les années 1920. Autrement dit, il a dressé de l’avenir du latin comme discipline scolaire, un diagnostic bien plus sombre et pessimiste que celui qui s’est avéré être le sien au vu de son évolution au cours du XXe siècle.
La lenteur de mise en place de la réforme était au reste prévisible. Elle se mit en route véritablement dès 1891. Alors que Victor Duruy avait, dès 1866, créé, un enseignement dit “spécial” destiné à fournir aux élèves désireux d’entrer dans la vie active “des connaissances immédiatement utiles”, deux décrets du 4 et du 5 juin 1891 font, cette année-là, de cet enseignement spécial un “enseignement secondaire moderne” couronné d’un baccalauréat spécifique.
On pense alors que cet enseignement moderne, dans lequel le latin n’a pas sa place, est voué à se développer.
Pourtant, au moment même où sont publiés les décrets qui instituent cette nouvelle voie, soit en juin 1891, Michel Bréal, grand linguiste et professeur au Collège de France, doute des effets réels qu’ils vont avoir : “À supposer que les langues anciennes doivent perdre l'importance qu'elles ont eu jusqu'à présent, nous avons lieu de croire que ce grand changement ne sera pas instantané, et que pendant plusieurs générations encore elles feront la base de l'éducation d'une bonne partie de la jeunesse. Le personnel de professeurs qui doit élever la jeunesse française à l'aide du français, de l'allemand, de l'anglais, de l'économie politique, de l'histoire de l'art, de l'histoire des sciences, n'est pas prêt ; il n'existe pas encore" (M. Bréal : La Tradition du latin en France ; Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1891, p. 551-552).
L’article de Michel Bréal se termine sur une remarque qui conserve encore toute sa valeur : “En pédagogie, les choses durent très longtemps : les défenses et les ordres venus d'en haut n’y font pas beaucoup, car les professeurs (...) ont leurs idées et leurs habitudes dont ils peuvent vouloir se défaire à certains moments, mais auquel ils ne tardent pas à revenir" (M. Bréal : La Tradition du latin en France ; op. cit., p. 556).
Les premiers résultats de l’application des décrets donnent raison à Bréal : l’enseignement moderne fait apparaître d’abord sur l’enseignement classique “une évidente infériorité (...) : avec 41 000 élèves contre 84 000 au classique, il est nettement distancé. On peut sans doute expliquer ce retard par son caractère relativement récent : il n’a pas encore eu le temps de faire ses preuves. Reste qu’il attire peu d’élèves (...). L’enseignement spécial « est regretté à peu près unanimement », et le moderne ne le remplace pas” (A. Prost, De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 ; Histoire de l’Education, 2008, n° 119, p. 46). A court terme, ce fut donc un échec.
Il n’en reste pas moins que Thibaudet a eu raison sur le long terme. Le latin a bien fini par péricliter au point de complètement disparaître de notre horizon de pensée. Plus personne ne se soucie de montrer sa culture en citant Horace. Plus aucun éditeur, même savant, de Montaigne ne peut aujourd’hui se permettre de laisser sans traduction les citations latines dont les Essais sont parsemés ; et quant aux citations de grec ancien, courantes dans les ouvrages de philosophie jusqu’à Heidegger, elles sont non seulement systématiquement traduites mais encore, et de plus en plus, retranscrites en caractères latins.
La situation de l’humanisme classique n’était pas plus brillante en 1946, lorsque Henry de Montherlant créa la pièce Malatesta : “Que peut comprendre le public d'aujourd'hui à Malatesta qui vit avec Cicéron, et à la Mère Agnès qui vit avec Jésus ? Ils parlent une langue morte”, écrivait Montherlant, réduit d'ailleurs devant cette incompréhension à supprimer peu à peu dans sa pièce nombre de citations latines qui s'y trouvaient à l'origine. Ces “ratures” donnent concrètement la mesure de la rupture qui s'était opérée dans le monde contemporain avec la culture classique, rupture dont la méconnaissance croissante du latin - “une langue incomprise du grand nombre” - était le symbole le plus évident” (F. Waquet : Le Latin ou l’empire d’un signe ; Albin Michel, 1998, p. 9).
On peut donc dire désormais que la messe est (enfin) dite : exit le grec, le latin et tout ce qu’ils transportaient avec eux de vieille terre humaniste et chrétienne !
Ce qui reste frappant en fait, c’est qu’il ait fallu autant de temps pour arriver à ce résultat dont Thibaudet prévoyait la survenue dès les premières années du XXe siècle. Car l’enseignement du latin est certes actuellement moribond mais c’est depuis le Second Empire qu’il est mal portant. Durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, son procès s’est déroulé ; ses avocats se sont succédés : Mgr Dupanloup, Alfred Fouillée... Ils ont plaidé en vain tant leur cause était mauvaise et contestables leurs arguments ; ceux-ci ne sont pas d’un nombre infini, ils sont, jusqu’à Pierre Grimal et Jacqueline de Romilly, toujours restés identiques. Raoul Frary, un ancien professeur, normalien, agrégé mais défroqué et passé au journalisme s’est amusé dans un livre paru en 1885, “La Question du latin” à les résumer comme suit puis à les démonter les uns après les autres :
“l'étude d'une langue ancienne est une excellente gymnastique pour l'esprit des enfants ;
la connaissance du latin est indispensable à qui veut bien savoir le français ;
la fréquentation des grands hommes et des grands écrivains de l'antiquité forme l'esprit et le cœur ;
la civilisation moderne étant fille de la civilisation gréco-romaine, la meilleure culture qu'on puisse donner aux générations nouvelles est celle que nous empruntons à nos maîtres” (R. Frary : La question du latin ; Léopold Cerf, 1885, p. 112).
De tous ces arguments, le premier, tiré de la “gymnastique intellectuelle”, est le plus pauvre. Lorsqu’il est employé seul, il révèle, chez celui qui l’utilise, non seulement une coupable indifférence à l’égard des valeurs humanistes que les 3 autres arguments invoquent mais encore il est d’une ridicule fatuité. Car soutenir que le latin développe des qualités de rigueur et de logique, c’est une manière pour les latinistes de s’attribuer sans grand effort ni démonstration les qualités en question.
Et sur le bien-fondé de cet argument, Raoul Frary a très bien dit ce qu’il fallait en penser. Cette fameuse gymnastique dégoûte du latin plus qu'elle n'exerce l'esprit : "Qu'est-ce donc que cet assouplissement qu'il faut payer si cher et qui aboutit, dans l'immense majorité des cas, à un invincible éloignement pour le genre de travail auquel on nous a soumis ?" (R. Frary op. cit., p. 116). Et elle est d'autant plus vantée en tant qu'exercice sportif que son inefficacité est avérée sur le plan pédagogique : “C'est parce que le couronnement des études latines manque aux dix-neuf vingtiémes des élèves, qu'on a imaginé assez tardivement d'ailleurs cette théorie de la gymnastique intellectuelle, à peu près comme si l'on disait que dix ans de gammes forcées ont leur prix, abstraction faite de la musique. Nos aïeux, pour qui le latin était une langue presque vivante, rieraient de la modestie avec laquelle nous avons qu'il est fort utile pour nous d'apprendre péniblement ce que nous consentons à ne jamais bien savoir" (R. Frary, op. cit., p. 117).
Voici à l'arrivée le type d'athlète obtenu par une telle méthode : "Un jeune homme de 18 ans aurait le droit de maudire ses maîtres s'il découvrait que pour prix de dix années de captivité on ne lui a donné que des habitudes : lesquelles ? l'habitude de perdre son temps avec assiduité, de casser laborieusement des noix vides, de tourner la meule pour ne produire que du son ; l'habitude de travailler sans comprendre pourquoi, d'obéir à un usage que rien ne justifie à ses yeux, de piétiner le chemin battu sans deviner où il mène, meilleure méthode pour former des moines que des hommes" (R. Frary, p. 118).
Devant la vigueur des attaques de Frary et d’autres, les partisans du latin, considérant que la bataille était perdue, capitulèrent en rase campagne. Ferdinand Brunetière résume ainsi leur situation en 1891 : “Depuis tant d'années que l'on parle d'organiser un enseignement secondaire classique purement français, il semble que le projet en soit à la veille d'aboutir ; et, selon toute apparence, la présente année ne se passera pas que les anciens, délogés des dernières positions qu'ils occupent encore, n’aient cédé la place aux modernes" (F. Brunetière : Sur l’organisation de l’enseignement secondaire français ; Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1891, p. 214). Brunetière, dès lors, ne se préoccupe plus que de trouver un substitut aux humanités classiques afin de sauver ce qui peut encore l’être de leur héritage.
Le vieux rival de Brunetière, Jules Lemaître défendait la cause de l’humanisme moderne avec davantage d’allégresse et de conviction. Au point que Rémy de Gourmont, qui s’employait au même moment à redorer le blason du “latin mystique” (affublé alors du sobriquet de “latin de la décadence” mais le terme savant de “basse latinité” n’est pas plus flatteur) ne trouve, pour défendre la cause du latin en général, que cet argument pour le moins défaitiste : “C'est en somme un bon moyen de faire passer le temps, de maintenir pendant les années ingrates l'attention fugitive des adolescents : quelques-uns d'entre eux en retireront un grand profit ; aucun n’en éprouvera de dommage certain” (R. de Gourmont, Epilogues, juillet 1898 ; La Culture des idées, coll. Bouquins, 2008, p. 494).
Mollement défendu par des intellectuels résignés, associé par les républicains à un cléricalisme réactionnaire, le latin se trouve donc, en ces années 1890, en mauvaise posture. Rien d’étonnant à ce qu’en 1902 le verdict tombe en sa défaveur. L’inutilité de sa pratique est un fait acquis ; son enseignement est même considéré comme nuisible tant il fait perdre aux élèves un temps et une énergie qui pourraient être mieux employés. Dans leur sagesse toutefois, les auteurs de la réforme lui accordent le bénéfice d’un sursis. Ainsi est-il permis à certains potaches de s’évertuer à apprendre leurs déclinaisons, le temps que leurs parents s’aperçoivent qu’un tout autre type d’études, plus “moderne”, leur sera plus utile et plus profitable.
Oubliant les avertissements de Michel Bréal, les promoteurs des humanités modernes s’étaient persuadés de la relative brièveté de cette période de transition, tant ils faisaient confiance à la raison et au bon-sens des parents :“Si l’on diminue l’enseignement du latin, on doit prévoir que pendant longtemps, un assez grand nombre d’opposants qui se croiront une élite montreront pour les humanités anciennes un amour qui leur fait aujourd’hui tout-à-fait défaut, mais qui leur donnera un air tout-à-fait aristocratique. Les établissements ecclésiastiques en profiteront momentanément. Puis la sagesse et la lassitude viendront, les besoins pratiques, les nécessités de la lutte pour la vie s’imposeront à l’amour-propre, et il restera aux études anciennes quelques fidèles dont je vous proposerai à ce moment-là d’entretenir le zèle, car je serais désolé que la culture du grec disparût tout-à-fait et qu’un courant grec, voire même latin, ne continuât pas à circuler par quelques canaux dans la nation française” (F. Brunot, cité in P. Cibois : L’enseignement du latin en France ; op. cit., p. 142).
En dépit de ces attentes, pourtant, le latin s’est maintenu au delà de ce que prescrivent “les nécessités de la lutte pour la vie”. Il a même démontré une remarquable capacité de résistance. Mais cette survie s’est fondée sur de “mauvaises raisons”. Aucun défenseur patenté du latin n’a d’ailleurs osé les mettre en avant pour son propre compte, tant elles sont peu glorieuses, peu honorables.
Ces derniers humanistes formés “à l’ancienne” faisaient en effet reposer sur la morale, le goût et l’intelligence les vertus éducatives qu’ils prêtaient au latin et aux humanités. Ils n’entendaient placer leur combat que sur ces seuls terrains. La seule concession faite par eux au réalisme consistait dans l’idée que la supériorité morale et esthétique de l’héritage classique favorisait la création d’un corps de dirigeants doté des qualités les plus élevées : “Il est de la plus haute importance, pour un peuple, d'organiser un enseignement secondaire d'où sortent, par sélection, les capacités supérieures et qui, d'autre part, fournisse au pays une classe éclairée, vraiment libérale, vraiment digne, par ses vues désintéressés, d'être la classe dirigeante. Former des hommes aux vues désintéressées dans l'ordre de la spéculation et dans l'ordre politique, c'est l'objet même de l'éducation secondaire, qui, pour cette raison, n'est ni directement professionnel ni “spécial” (A. Fouillée : Les humanités classiques du point-de-vue national ; RDM, 15 août 1890, p. 760).
Il est malheureusement apparu que les parents d’élèves étaient sensibles à des préoccupations plus triviales et intéressées : d’abord assurer à leurs enfants une “bonne scolarité”, faciliter ensuite, selon les cas, leur maintien au sein de la “bonne société” ou leur admission dans les rangs de cette dernière.
Les parents voulaient notamment obtenir l’assurance qu’en entrant dans une filière classique, leur progéniture serait assurée de demeurer jusqu’au baccalauréat dans de “bonnes classes”. Dans cette optique, la filière moderne était destinée à rester un second choix ou une voie de secours en cas d’échec dans la filière classique. De sorte qu’elle finit par rassembler en fin de parcours tous ceux qui n’avaient pas “le niveau”. Ces mêmes parents étaient par ailleurs conscients de ce que le fait d’avoir peiné sur des versions, des thèmes, des récitations de vers latins constituerait pour leurs enfants une épreuve communément partagée avec leurs condisciples, première étape pour leur entrée à tous dans un club bourgeois.
Le snobisme, le souci de reproduction des élites, le besoin pour ces élites de se rapprocher et d’échanger des signes de connivence entre elles par l’utilisation d’un même code culturel, la possibilité offerte aux membres des classes inférieures, si elles maîtrisent ce même code, de se glisser et de trouver leur place au sein du club, ont ainsi permis au latin, pendant plusieurs décennies, de conserver une certaine utilité sociale : “Ce qui est commun au XIXe siècle et à nos jours, c'est qu'on fait du latin pour appartenir à l'élite qui s'approprie par ce biais la culture classique artistique et littéraire” (P. Cibois : L’enseignement du latin en France ; op. cit., p. 46).
Albert Thibaudet n’avait pas voulu croire que les belles lettres verraient, pour quelques temps encore, leur avenir assuré du fait de préoccupations aussi médiocres. Ferdinand Brunetière ne l’avait pas davantage envisagé. Un tel désintéressement est au reste naturel, de la part de purs intellectuels, déjà “arrivés” au point où ils voulaient parvenir et insoucieux d’ascension sociale pour eux-mêmes ou leurs enfants (à supposer qu’ils en eussent).
Emile Durkheim, en sa qualité de sociologue, aurait pu tout de même être plus curieux à l’égard de ces motivations parentales. Mais il en est resté lui aussi à un niveau très élevé de considérations. Le but qu’il entendait donner à un système d’éducation était selon ses propres termes de “donner à l'élève quelque idée de ce qu'est vraiment et objectivement l'homme (...), de faire sentir non pas seulement ce qu'il y a de constant, mais aussi ce qu'il y a d’irréductiblement divers dans l'humanité” (E. Durkheim : L’évolution pédagogique en France ; PUF, coll. Quadrige, 1999, p. 374).
Il faut finalement se référer à un non-sociologue comme Raoul Frary pour qu’apparaisse, dans la littérature spécialisée de l’époque, la prise en compte des stratégies d’acteurs, lesquelles décrites par lui en des termes à la fois humoristiques et crus : “La vérité est qu'on apprend le latin pour être un homme du monde, pour entrer dans la société polie et cultivée. La société polie a des exigences. De même qu'il faut porter des vêtements noirs, même en été, et un chapeau incommode en toute saison, il faut savoir le latin, ou plutôt avoir passé un certain nombre d'années dans les maison où on l’enseigne (...). En y regardant de près, on voit que ce que le bon ton exige, c'est une éducation sérieuse et prolongée, et rien de plus” (Raoul Frary, op. cit., p. 162).
.
La marque aristocratique du latin assura sa prévalence sur des humanités modernes nouvellement créées et conçues et qui pensaient pouvoir se passer de lui. Les rénovateurs de l’enseignement, du fait de leur connaissance des attentes et des préjugés du public, avaient bien conscience du risque de déconsidération et de mépris qui pèserait sur elles, une fois qu’elles seraient délestées de cet élément d’honorabilité bourgeoise que constituait le latin. Aussi, dans un premier temps, ont-ils tenté, suivant en cela les recommandations de Brunetière, de lui substituer un enseignement des langues vivantes tout aussi littéraire et sérieux que l’était celui du latin lui-même. “Remplaçant Homère et Virgile par Goethe et Shakespeare”, ils adoptèrent “pour l’enseignement des langues vivantes les méthodes mêmes de celui des langues mortes” (A. Prost, De l’enquête à la réforme, op. cit.). Mais cet objectif ennoblissant se révéla contradictoire avec celui professé par Alexandre Ribot en 1902 qui était de familiariser les élèves avec la langue parlée et d’utiliser, dans l’apprentissage, des méthodes “vivantes” et directes : “On doit enseigner les langues vivantes pour les parler, et les nouveaux programmes détaillent le vocabulaire concret que les élèves devront apprendre” (cité par A. Prost, op. cit.).
Cette disparité de points-de-vue révélait à l’intérieur même du camp de la réforme une division tant sur les objectifs que sur les méthodes. Comme les rénovateurs étaient confrontés en outre aux routines pédagogiques des professeurs de langue et aux attentes contradictoires des parents, le résultat a été très imparfait. La filière moderne finalement créée fut aussi engoncée que l’était sa rivale classique dans les raideurs et l’ennui de l’enseignement français traditionnel. Et elle se révéla tout aussi inapte que ce dernier à former à la vie professionnelle “les futurs employés du commerce, de l'industrie et de l'agriculture” (V. Duruy, cité par J.M. Mayeur : Histoire de l’enseignement et de l’éducation en France, III, 1789-1930 ; 1981, rééd. Perrin, 2003, p. 574). A cet égard, les décisions de 1902 n’ont pas atteint les objectifs que s’étaient fixés leurs auteurs. Le nouvel enseignement n’attirait pas les bons élèves et il restait inutile aux autres.
Du fait de ce faible succès obtenu par les “humanités modernes”, le latin est parvenu à remplir, pendant une bonne partie du XXe siècle, sa fonction de barrière sociale entre les bons et les mauvais élèves, les bonnes et les mauvaises familles. Lorsqu’il est apparu par la suite que les mathématiques assuraient mieux que lui cette fonction de tri et de sélection, le latin, qui n’avait de toute façon jamais eu d’utilité pratique, perdait également toute utilité sociale. Que lui est-il resté dès lors après cette perte ? Uniquement le fait qu’il constitue une clé d’accès et de compréhension pour la littérature et de la peinture des XVIe, XVIIe et XVIII siècles.
Rémy de Gourmont fait observer, à juste titre mais en forçant le trait, que : “La suppression du latin supprime à peu près toutes les œuvres françaises antérieures à Victor Hugo et à Lamartine“ (R. de Gourmont, Epilogues, juillet 1898 ; La Culture des idées, coll. Bouquins, 2008, p. 494).
Si nous prenons pour exemple un des ces “oeuvres antérieures” (Gourmont pensait plus précisément à celles du XVIIe siècle), il se trouve que seul Molière a encore de nos jours conservé une prééminence et une présence et ce, tant dans la pratique des professeurs de lettres que dans les programmes officiels (cf. l’enquête menée par Ph. Cibois). Or qui s’est davantage que Molière moqué du latin de cuisine et du savoir inculqué dans un but de snobisme et d’arrivisme social ? On apprend ainsi à des générations d’élèves à rire des Femmes savantes, de la volonté de s’instruire de Monsieur Jourdain, de la science péniblement acquise de Thomas Diafoirus. Mais l’heure d’après, dès que l’on passe du cours de français au cours de latin, le même professeur de lettres demandera aux mêmes élèves de traduire le plus exactement possible quelques lignes de Quintilien. La rigueur de cet exercice est censée discipliner leur intelligence des élèves et rien de plus. Cet objectif sera d’autant mieux rempli que le texte à traduire sera dépourvu d’intérêt en lui-même. Ainsi les élèves en question sortent-ils de là tout aussi ignorants d’histoire et de littérature romaines que l’était Thomas Diafoirus en matière de médecine. Personne au demeurant n’y voit là de problème, tant on s’est habitué à l’idée que les langues anciennes ne servent à rien.
Le jeune Thomas parvenait tout de même à exprimer sa sottise en un latin même médiocre. De cette mince performance, les élèves de 2019 sont absolument incapables. Ni plus ni moins d’ailleurs que leurs devanciers de 1956, de 1931, de 1910 qui dans leur immense majorité ne savaient faire, eux non plus, aucun usage de ce latin qu’ils avaient appris avec tant de peine : “Françoise Waquet qui a décrit le monde de l'enseignement et de l'utilisation du latin du XVIe siècle à nos jours donne un ensemble de citations qui montrent que, à toutes les époques, les enseignants se sont plaints non pas que le niveau baissait, (ce qui, depuis que l'école existe comme institution, est un lieu commun des enseignants), mais que le niveau en latin a toujours été extrêmement faible (...). “Des heures et des heures, des semaines et des semaines, des années ont été passées pas se mettre en mémoire et à répéter par coeur des règles de syntaxe et des traductions de textes. Et il n'en reste rien” (T. de Mauro)" (P. Cibois : L’enseignement du latin en France, op. cit. p. 192).
D’où cette question à laquelle je ne sais, pour le moment, que répondre : faut-il regretter cette situation d’affaissement à laquelle est finalement parvenu le latin, de 1902 à nos jours, ce pauvre latin qui a été enseigné à de si nombreuses générations avec une si remarquable et constante inefficacité et qui n’a survécu que comme outil de sélection sociale ? Ou faut-il, sinon s’en réjouir, du moins s’en satisfaire ? Je remarque, pour me consoler de mon incertitude, qu’Albert Thibaudet hésite tout autant à répondre à la question. Il confronte, sans parvenir à établir une préférence personnelle, l’anglais de conversation de Paul Morand à l’anglais scolaire d’André Maurois. Il prend acte, sans la déplorer, de l’inculture classique d’André Breton et de la plupart de ceux qui se sont groupés derrière lui. Il se borne, perplexe, à formuler doutes et interrogations.
Les lecteurs auxquels Thibaudet adressait ses chroniques, abonnés de la NRF année 1927, parvenaient sans peine à comprendre les allusions et les références érudites dont il aimait à émailler ses moindres propos. Pour en apprécier la saveur, ils n’avaient pas besoin, comme les lecteurs du XXIe siècle, de se reporter aux notes en bas de page rédigées par Antoine Compagnon, dans les rééditions “Quarto” et “Bouquins” des oeuvres de Thibaudet faites en 2007. Effet là encore de la révolution pédagogique de 1902 ? Ou autre prétexte, pour moi, à un nouvel épisode de cette rubrique “1902” qui en comprendra bien d’autres, tant cette année mérite, sous d’autres aspects, d’être scrutée et examinée.
Comments