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"Ceux qui n'ont point changé la face de la terre" (J. Green)


"7 novembre 1937. - Hier à l'exposition de Peinture chinoise, dans une des salles de la Bibliothèque nationale. Il y avait peu de monde et j'ai pu me griser de ce que je voyais. Un petit paysage de saules m'a rendu si heureux que je ne savais plus comment faire pour le quitter. J'aurais voulu être, non dans le coin de Chine que représentait cette peinture, mais dans cette peinture même. Elle est un des aspects de ce grand pays dont j'ignore le nom, et qui n'en n'est pas moins la patrie des hommes de ma race. Ce que je veux dire se conçoit trop difficilement pour que je puisse l’exprimer ; il faut avoir ressenti comme moi cette bizarre nostalgie pour en avoir une idée. Je voudrais un jour écrire la géographie de Nulle-Part et l'histoire de ceux qui n'ont point changé la face de la terre. Dans ce pays de Nulle-Part, il y aurait des points de repères avec la réalité, je veux dire quelques endroits où le songe se mêlerait à des pierres taillées par l'homme et à des arbres qu'il a plantés. Par exemple la Favorita, près de Palerme. Les monts de Cascade, en Amérique du Nord, y figureraient à cause de leur nom, bien que je ne les aie jamais vus. Il y aurait aussi la salle basse de San Giorgio degli Schiavoni et la plus belle des grottes de Dampierre, et tout à côté l'eau noire de l'étang aux cyprès que j'ai vu aux environs de Charleston, et une ruelle de Sousse, dans le silence écrasant de midi..." (J. Green, Derniers beaux jours, Journal 1935-1939 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1975, t. 4, p. 449).


“L'histoire de ceux qui n'ont point changé la face de la terre”, cette histoire-là, non seulement Julien Green l’a écrite mais il en a été l’un des héros. Mais les héros d’une telle histoire ne sont pas des guerriers ni des tribuns ni des chefs.

Green apparaissait à ses visiteurs “discret, immobile, et pareil au maître d'hôtel de quelque banquet invisible où une chaise vide attend l'hôte inquiétant” (A. Vialatte, Critiques littéraires, 1954 ; Arléa, 2010, p. 139).

Une aura d’étrangeté sournoise émanait de lui comme de ses personnages. Jeune, il donne l’impression de n’être “pas net”, il ressemble au Cary Grant du film Soupçons de Hitchcock. Mais foncièrement il était un homme paisible. D’ailleurs même les personnages criminels ou diaboliques de ses romans le sont également. Green détestait tout ce qui pouvait déranger sa quiétude contemplative, celle grâce à laquelle il lévitait dans son salon à son heure magique, soit six heures du soir en automne ou au printemps, lorsque la lumière jaunit et finit de lécher les lames du parquet. En ces moments il lui faut être chez lui, dans n‘importe lequel de ses appartements successifs, car il s’est plu dans tous. Il aime à s’y sentir reclus, hors d’atteinte, seulement livré à des songeries obscures qu’il a le don de mettre immédiatement en phrases fluides et claires. Très sensible au moindre dérangement extérieur, Green avant d’être, dans sa vieillesse, l’objet de deux procédures d’expulsion, eut longtemps - c’est heureux pour lui - peu d’occasions de sentir peser sur lui le poids des préoccupations matérielles. Notamment son appauvrissement à la suite de la crise de 1929 passa sur lui comme une chose légère et sans conséquence.


Par contre, né en 1900, mort en 1998, Julien Green a vécu le XXe siècle dans toute sa longueur, avec ses guerres, ses crises ses troubles politiques de toute sorte. Il en connut tous les soubresauts et tous l’inquiétèrent, le traversèrent, lui donnèrent “bien du souci”. Il ne comprenait certes pas grand-chose à “la politique” mais il ressentait le climat de fièvre et d’angoisse que les événements provoquaient chez ses proches. Par rapport à la politique, Green est resté cet enfant sensible et ignorant qui s’inquiète de voir ses parents inquiets sans pour autant comprendre les causes exactes de leur inquiétude. Ses amis, et en particulier son plus proche, Robert de Saint-Jean, alors reporter à Paris-Soir, étaient eux, parfaitement bien informés. Ils lui apportèrent dès 1929-1930 de si mauvaises nouvelles de la situation internationale que Green s’en trouva tout désolé.

Aussi, dès 1931, convaincu de l’imminence d’un seconde guerre mondiale, s’efforce-t-il de se préparer mentalement aux pires catastrophes.Celles-ci tardant toutefois à survenir, l'inquiétude pour autant ne disparaît pas. Elle s'installe, devient un état permanent : "18 mars 1938. - Beaucoup parlé des malheurs du temps. J'ai cité ce mot de Jefferson : “Que de chagrin ont été causé par des malheurs qui ne se sont jamais produits !” Depuis dix ans, en effet, des gens ont vécu dans l'angoisse à cause d'une guerre qui n'a pas encore eu lieu, et beaucoup sont morts qui aurait pu jouir en paix de dix années de bonheur" (J. Green, Derniers beaux jours, Journal 1935-1939 ; Biblioth. de la Pléiade, 1975, t. 4, p. 457).

Le Stefan Zweig des années 1930, constamment en mouvement, ouvert à toutes les rumeurs, à tous les échos de l’Europe civilisée, ne partageait pas les craintes de son casanier et craintif ami Julien Green quant aux “dangers du pangermanisme”. Ce qui l’inquiétait, c’était plutôt la perspective qu’il n’y eût “plus de petits relieurs, plus de raccommodeurs de porcelaine dans les rues” (J. Green, Les Années faciles, Journal 1926-1934 ; Biblioth. de la Pléiade, 1975, p. 149). Green à cet égard s’est montré plus lucide, car les plus sombres prédictions trouvent toujours à s’accomplir un jour ou l’autre. Les éditions Plon, le 27 avril 1929, lui proposant un contrat pour 15 ans, il se fait cette réflexion : “Que de guerres et de révolutions auront balayé les contrats avant 1945 !” (J. Green, Les Années faciles, Journal 1926-1934 ; Biblioth. de la Pléiade, 1975, p. 45). La disparition des petits raccommodeurs de porcelaine l’attriste certes tout autant que Zweig mais il a l’intuition que d’ici la fin de son contrat d’autres choses en ce monde auront changé.


Les années passent. Nous nous trouvons dans les années 1970 et Green est toujours inquiet. Son entourage a changé, s’est raréfié ; ses nouveaux amis ne s’intéressent pas plus que lui à la diplomatie ou à la politique intérieure et aucun d’eux ne songe à l’alerter ni à lui faire peur sur les dangers de la Guerre froide ou de la Menace soviétique. Julien Green et Raymond Aron ne se fréquentent pas…

Mais une autre source d’inquiétude ne tarde pas à apparaître : les risques de pollution et de disparition pesant sur “la planète”. Leur médiatisation est certes encore timide et nous sommes dans les tous-débuts de cette prise de conscience. L’ancien dirigeant de l’OCDE, Robert Marjolin, observe en 1970 que “la pollution de l’air et de l’eau (...) est encore un sujet relativement ignoré des grandes masses de la population en Europe” (cité in : S. Audier : L’Age productiviste ; La Découverte, 2019, empl. 17398). Mais ce sujet n’est pas ignoré de Green. Il annonce dès 1969 cette disparition des oiseaux qui nous est aujourd’hui devenue manifeste : “28 novembre 1969. - Promenade au bois dans les feuilles mortes (...). Les oiseaux, merles, pies, moineaux, bêtes charmantes en voie de disparition, comme on sait, par suite des produits dont on se sert pour tuer les insectes et les mauvaises herbes. Vers l'an 2000, l'homme, ce très scientifique imbécile, se tiendra debout dans un univers privé de toute beauté naturelle" (J. Green, Ce qui reste de jour, Journal 1966-1972 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1977, t. 5, p. 539).

Dans le silence alors des médias et des explications pseudo-scientifiques, il peut librement attribuer à l’altération des forêts, des campagnes et des lacs une explication religieuse qu’un théologien janséniste n’aurait pas reniée : “16 février 1970. - La pollution de l'air. Les bords du lac Léman ont de moins en moins d'oxygène. Sommes-nous intelligents ? il semble que non, et même que nous sommes de plus en plus sots, conséquence inévitable de notre abandon de Dieu" (J. Green, op. cit. p. 552).


Tout s’accélère, deux années plus tard, avec la parution en 1972 du rapport du club de Rome, dit rapport de Tokyo : “The Limits of Growth”. Y est soutenue avec force la thèse que “si les tendances à la croissance qui caractérisent actuellement les sociétés humaines se poursuivent, les limites de la charge utile de la terre seront bientôt atteintes - sans doute en moins d'un siècle - et il s'ensuivra, sous une forme ou sous une autre, un effondrement irrésistible de la civilisation” (cité in : S. Audier, op. cit., empl. 17629).

La grande presse se fait bruyamment l’écho des conclusions de ce rapport, le président de la Commission européenne Sicco Mansholt les appuie de son autorité. Ainsi l’information fait-elle son chemin et parvient-elle jusqu’à Julien Green qui n’est que tout disposé à la recevoir. La crainte qu’il éprouve, depuis quelques années déjà, d’être le dernier témoin, le dernier admirateur d’un monde fragile voué à bientôt disparaître, peut-être même avant que le millénaire ne s’achève, se confirme et s’installe en lui à demeure. Les pages du Journal, les petites promenades pédestres qui en font la trame, ont toujours été teintées d’une tristesse lancinante et interrogative. Car si la gaieté souvent les anime (Green est facile à vivre, il n’est jamais dépressif), cette gaieté est sans cause profonde. Elle est celle d’un enfant qui s’ébroue. Elle n’impulse aucun mouvement durable, aucun dynamisme. Elle n’est pas une philosophie de la vie. Quand Green se prend à réfléchir, aussitôt il s’affaisse, s’attriste. Lui peut être sauvé mais pas nécessairement le monde qu’il aime, car Dieu n’a fait aucune promesse au monde : “8 décembre 1974. - Les pronostics des gens les plus raisonnables sont tellement sombres qu'on entrevoit aucun bonheur ni de possibilité de bonheur pour l'homme de l'an 2000. La courbe démographique est affolante, la famille nous menace, la destruction de tout ce que nous admirons le plus semble certaine. C'est peu de dire que nous allons vers la fin du monde, nous y sommes, notre monde est fini, nous sommes déjà dans le monde de demain avec toutes ces horreurs, et demain c'est maintenant. Tout cela dit, je n'y crois pas ! je pense cependant que depuis une trentaine d'années nous vivons dans du passé qui est encore là par une sorte de miracle ou un caprice du destin” (J. Green, La Bouteille à la mer, Journal 1972-1976 ; Biblioth. de la Pléiade, O.C., t. 6, p. 201).


Il ne faut pas attendre de sa part une grande capacité de distance critique vis-à-vis des nouvelles qu’il lit dans la presse. Pour autant, il s’efforce de ne pas être crédule. L’annonce déjà d’un réchauffement climatique par exemple ne le convainc qu’à demi tant elle est présentée d’une façon excessivement fracassante : “10 juillet 1976. - On nous annonce pour nous réconforter dans la chaleur qu’il va se produire un renversement total des climats du globe. L'Europe va devenir une autre Afrique et ne produira plus ni blé ni légumes. Ce sont des savants américains qui ont découvert ces belles choses. Je n'y crois pas du tout, mais il est certain que, depuis mon enfance avant la guerre de 14, il y a eu des modifications dans les saisons. L'été et l'hiver gardaient leurs aspects traditionnels. Il n'y avait pas de ces incursions de plus en plus fréquentes de l'un dans l'autre” (J. Green, La Vie est si belle, Journal 1976-1978 ; Biblioth. de la Pléiade, O.C., t. 6, p. 305).

Exposé à une actualité qui le confirme dans ses craintes, Julien Green est maintenu, comme à égalité de température, dans une anxiété qui lui est naturelle. Tellement naturelle et ancrée en lui qu’il l’étend à tous ses semblables, la considère comme consubstantielle à l’humanité entière. Car qu’est-ce que la condition humaine sinon d’avoir peur ? “4 juin 1976. - De tous les côtés, j'entends parler de menaces sur l'avenir. Quelle époque en a été tout à fait exempte ? L'homme aura beau faire le faraud, il sera toujours un animal inquiet et cela depuis la préhistoire. La menace est partout ; si elle ne tombe pas du ciel, elle surgit du sol. Pas de cité permanente sur notre merveilleuse planète. La patrie est ailleurs” (J. Green, La Vie est si belle, Journal 1976-1978 ; Biblioth. de la Pléiade, O.C., t. 6, p. 297).

Julien Green n’est pas classé parmi les “anti-modernes”. Dans l’ouvrage qu’il a consacré à ces derniers, Antoine Compagnon ne mentionne pas son nom. On ne peut pourtant pas trouver plus réfractaire que lui à l’enthousiasme saint-simonien et transformateur qui a soulevé tant les élites dirigeantes occidentales que les avant-gardes littéraires et artistiques et la communauté scientifique. Green, lui, ne veut surtout rien transformer, rien altérer de ce monde dont la beauté l’attendrit et l’apaise. Quelle paix trouver en soi si la source extérieure de la paix disparaît du fait d’une volonté maligne et destructrice ? Or il n’est pas de plus puissante et perverse transformation du monde physique et des milieux humains que celle qui s’est produite à partir de l’Europe et des Etats-Unis durant les XIXe et XXe siècles. Les écrivains, les artistes, sont nombreux à avoir participé à ce processus de transformation. Ils l’ont fait au même titre qu’un directeur d’usine entreprenant ou les membres d’un syndicat ouvrier : en se laissant entraîner par le mouvement général. Ils ont prêté la main à tous les chantiers de démolition et de reconstruction, ont saisi docilement les pioches qu’on leur tendait, se sont installés sans trouble dans les nouveaux immeubles sortis de terre. Ils ont à leur manière contribué eux aussi à “changer la face de la terre”.


Curieusement, Julien Green s’est trouvé très concrètement dans la situation toute inverse : chassé de son habitat naturel, il s’est trouvé dans la situation des oiseaux d’une forêt abattue, volant éperdus dans le vacarme des scies, dans celle des habitants expulsés d’un vieux quartier qu’on “rénove”. Green a subi l’envers de la transformation du monde, s’est trouvé la victime personnelle de ceux qui voulaient très directement changer sa face.


Dernier locataire d’un immeuble voué à la démolition (l’ancien hôtel de Guébriant, un bâtiment du XIXe siècle sis 52-52 bis rue de Varenne), resté sourd à toutes les injonctions d’en “déguerpir”, il s’est héroïquement maintenu dans cet immeuble jusqu’aux limites extrêmes de la stabilité des murs :








“20 décembre 1972. - “C'est maintenant contre du vide que s’appuie la moitié de l'hôtel de Guébriant. J'en ai parfois une impression de vertige, mais cela passe comme le reste. Dans le chantier, de longues et magnifiques poutres s’alignent à côté de grands blocs de pierre jaune crème arrachées à la façade. (…). Alors que j'écris ces lignes, j'entends les grands coups de pioche qui font tomber le revêtement extérieur d'un des murs de ma chambre”. (J. Green, La Bouteille à la mer, Journal 1972-1976 ; Biblioth. de la Pléiade, O.C., t. 6, p. 77).

De juillet à décembre 1972, Green a vécu “au bord d’une ruine”, dans le “décor fou” (M. Galey) d’un “chantier, plein de gravats et de poutres”, seul habitant d’une moitié de maison que, parfois, quand ils essayaient d'arracher avec des cordes une énorme corniche qui ne voulait rien savoir et tenait bon, les ouvriers secouaient horizontalement (J. Green, op. cit., p. 74).


Etonnante expérience pour ce romancier dont le premier roman fut celui d’un maison incendiée ("Mont-Cynère"), le second celui d’une maison convoitée ("Adrienne Mesurat") et qui vécut ses dernières années dans la crainte d’une expulsion de son logement après avoir été chassé du précédent. Dans un monde en proie au saccage universel, il n’est décidément, comme il le dit lui-même, de refuge sûr que dans “le pays de Nulle-part”. Remarquons d’ailleurs que dans le texte cité, Green évoque la Chine, cette Chine ancienne dont il ne reste rien, sinon dans les musées de petits paysages de saules.






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