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Où est le vrai Julien Green ?


"6 août 1931. - Je me souviens qu'autrefois, dans mes rêveries de la quinzième année, j'imaginais qu'un bon livre était le résultat d'un jeu de hasard. L'auteur déposait des myriades de mots comme on remue des grains de sable, et sans cesse il en changeait l'ordre, jusqu'au moment où par miracle il obtenait un certain ordre et du même coup Le Rouge et le Noir ou Esther. J'étais obsédé par l'idée que tous les livres possibles sont dans le Dictionnaire de la langue, et qu'il suffit pour les trouver d'arranger les mots selon un ordre préconçu car j'ai toujours cru (sans raison et par conséquent avec une conviction inébranlable) à la préexistence du livre quel qu'il soit. Bon ou mauvais le livre existe avant que son auteur ne l'ait écrit. Tous les livres que nous n'avons pas encore lus parce qu'ils ne sont pas encore écrit, attendent la génération d'hommes qui les trouveront. C'est pour cela qu’un changement apporté à un livre une fois qu'il a été publié m'a toujours pas, singulier, puisque la chose existe telle qu'elle doit être. De même les terribles efforts que je fais pour tirer mes livres de moi, proviennent du fait que je ne crois qu'à un seul livre possible, c'est-à-dire une seule disposition des mots et des phrases. Il n'y a pas deux façons de dire une chose, il n'y en a qu'une seule. À chaque seconde le livre est en danger car je risque de ne pas deviner la phrase qui existe avant que je l'écrive et il suffit d'une phrase inexacte pour entraîner la chute de tout le reste du livre" (J. Green : Journal intégral 1928-1940 ; coll. Bouquins, 2019, empl. Kindle 6115).


Ces propos que tient Julien Green sur la préexistence de tous les Livres, passés et à venir, figurent en italiques dans l’édition intégrale de son Journal, que la collection Bouquins vient tout récemment de publier. Ils ont été expurgés par leur auteur en 1938, lors de la première publication de la partie du Journal se rapportant à l’année 1931 (Les Années faciles, 1928-1934 ; O.C. Biblioth. de la Pléiade, 1975).

Les propos en question sont un peu étranges. L’idée qu’a eu Green d’en interdire la publication jusqu’en 2049 (interdiction qu’heureusement pour nous son ayant-droit, Tristan de Lafond a décidé d’enfreindre) est encore plus étrange.

On connaissait - et on comprenait - la raison pour laquelle Julien Green a "caviardé" la partie publique de son “Journal”. Celui-ci contenait le récit minutieux et cru de ses frasques et escapades sexuelles. Que ce récit pût être mis sous les yeux de lecteurs et de lectrices de 1938 était inenvisageable et, aujourd’hui encore, les critiques en ont été suffisamment choqués ou émoustillés pour ne parler de pratiquement rien d’autre dans les recensions parues ces jours-ci (Le Figaro, Libération, le Point, La Vie..)..

Mais le tri opéré par Julien Green ne s’est pas limité aux obscénités. Il affecte également les mentions plus ou moins inquiètes qu'il ne pouvait s’empêcher de noter quant à son état de fortune : le compte de ses dépenses, les négociations qu’il tient avec son éditeur, les conversations qu’il a sur ces sujets avec d’autres écrivains, considérations de boutique, pour lui indignes de publication, comme elles le sont généralement chez tout écrivain professionnel (nous devons à Jean d’Ormesson cette remarque que les écrivains entre eux ne parlent que d’argent). Green, par ailleurs, tenait à préserver de bons rapports avec ses confrères, notamment avec François Mauriac dont il n’était pas bon de se déclarer l’ennemi. Aussi la vive antipathie que ce dernier lui inspirait fut-elle soigneusement occultée de l’édition faite du vivant de Green.

Littérairement, c’est une révélation : on ne savait pas que Green pût se montrer aussi mordant. D’autant qu’il fit tout ce qu’il put pour cacher cet aspect de son style et de sa personnalité. Interviewé par Bernard Pivot, il protesta vertueusement (et, on le sait maintenant : hypocritement), lorsqu’il lui fût demandé si une des raisons qu’il avait de refuser la publication intégrale de son Journal tenait aux rosseries que celui-ci pouvait comporter. Nous connaissons maintenant toute l’étendue du talent de Green comme satiriste des milieux littéraires, qui ne se bornait pas à des taquineries à l’endroit d’André Gide.


Revenons à une moins explicable autocensure, celle qui lui fit différer la publication de passages, a priori anodins, tels que celui que j’ai cité en tête de chronique. Dans celui-ci en particulier, Julien Green se place dans une contradiction qui lui est apparue dès qu’il entreprit de publier son Journal. Dans ce texte, il exprime une conviction à la fois absolue et indémontrable, sa foi en l’existence d’une sorte de bibliothèque céleste dans laquelle seraient rangés tous les livres de l’univers. Chacun d’eux, restant à jamais unique et insusceptible d’être modifié, attendrait qu’un écrivain, élu par le destin, se chargeât de le faire advenir dans le monde des hommes. Intégralement dicté à cet écrivain, il s’imposerait à lui, de sorte que celui-ci ne remplirait qu’un rôle de truchement ou de secrétaire. Comment, dans cette hypothèse, admettre que le livre même qu’écrivait Julien Green en ce moment même, à savoir son Journal, serait ensuite voué à exister en double exemplaire, modifié, pour les besoins de sa publication, dans son équilibre et son architecture intimes ?

Car ce que nous révéle également cette publication intégrale, c’est à quel point la partie officielle et publiée du Journal de Green est étroitement entrelacée avec sa partie cachée.

Pour donner une idée des contrastes brutaux de ton qui peuvent en résulter, il suffira de reproduire la manière (non expurgée) dont Julien Green inaugure l’année 1931 :


“1er janvier 1931. Après quelques hésitations, j'ai fait envoyer chez moi le Berman de Bonjean /un tableau du peintre Eugène Berman que Green venait d'acquérir/. Il est à présent dans ma chambre où il attend que l'encadreur le recouvre d'un verre. Dans la Sienne du XVe siècle, il a dû y avoir un moment, une heure comme celle que vivent les personnages de ce tableau ; c'est un rêve sans fin que de le regarder, mais je ne veux pas décrire ce qui après tout peut être photographié.

L'autre soir fait l'amour avec Robert. Je lui ai sucé le trou du cul ; c'est la forme de plaisir que je préfère...” (J. Green, op. cit., empl. Kindle 4930)


Comme on voit, on se croirait dans un grand Huit, tant la montée puis la descente s’y succèdent brusquement ! Encore dans un grand Huit sommes-nous avertis de l’imminence de la descente. Le Green du premier paragraphe m’est familier (le post du 15 novembre 2018 : "Le pays perdu"). C’est celui qui se plaît à évoquer “le rêve sans fin” que suscite en lui toute évocation ou vision des tableaux de l’Ecole de Sienne. Je savais qu’existait le Green - tout différent - du second paragraphe. Mais je n’imaginais pas que leur cohabitation fût aussi intime et que les deux personnages fussent à ce point indissociables. Au point que dans "Les Années faciles", tout à sauté en même temps : Le trou du cul de Robert de Saint-Jean, bien entendu, mais aussi bien le tableau d'Eugène Berman et la Sienne du XVe siècle !


Le caviardage opéré par l’auteur, de 1938 jusqu’en 1996 (dernière édition du Journal faite par lui-même) a dès lors demandé un temps de travail de réécriture, de retissage et de raccommodage qui dût être considérable.

Les coupures n’affectent parfois qu’une phrase ou deux. Mais elle suffisent à modifier la trame de toute une journée, à obscurcir ou à alléger l’expression d’un sentiment ou d’une idée, au point d’imposer dans l’esprit du lecteur une oeuvre toute autre que celle qui fut réellement écrite. Un nouveau personnage de l’univers romanesque de Green surgit devant nous. C’est celui que, jusqu’à cette année, nous avions cru connaître par son Journal et dont nous ignorions à quel point il s’est lui-même recréé et incessamment reconstruit.

Le Green romancier était déjà tout différent du Green diariste. L’on ne trouvait pas le même plaisir à fréquenter l’un et l’autre. Mais ce dernier, merveille de civilité et de charme délicat, paraissait bien moins riche en mystères et en noirceurs que ses doubles romanesques. Voilà qu’il se découvre à son tour comme un personnage de roman, inventé, imaginé, tout aussi fictif et extérieurement scindé que le Manuel du Visionnaire, pur objet, comme lui, d’une écriture, ré-entreprise tous les 4 ou 5 ans, à chaque nouvelle parution du Journal. On peut imaginer que le contraste entre les deux Green, le réel et le fictif, ont dû s’atténuer dans l’apaisement de la vieillesse, mais qu’en savons-nous ?


Comment maintenant restaurer l’unité de ce Journal et faut-il même le faire ? Du Journal intégral, je ne lis que les parties en italiques, soit celles qui aujourd’hui seulement sont publiées, puisque j’ai déjà lu les autres. J’avais fait de même pour la dernière édition du Journal de Gide qui, lui aussi, avait été scindé en deux, une partie privée et une partie publique.

Tous les journaux d’écrivains, parus du vivant de ces derniers, connaissent un destin semblable : au bout de quelques années, vient s’accrocher à eux une partie en italiques, agglutination de détails triviaux, domestiques, salaces ou indiscrets. J’ai ainsi été très intéressé, dans les italiques du Journal de Gide, par tout ce qui s’y rapporte à ses habitations successives, à ses déménagements, à ses soucis de plomberie… Mais l’architecture intérieure du Journal n’en sort pas modifiée, non plus que l’image que nous nous faisons de Gide. De même du Journal des Goncourt, de celui de Mathieu Galey, de Marie Bashkirtseff.

Il en est tout différemment du Journal de Green. La croyance que celui-ci professait en un livre unique, le degré d’exigence à la fois littéraire et spirituelle qui était le sien, la complexité et la fragilité de cet arrangement aussi, et qui fait qu’en comparaison de lui Gide paraît simple, tout cela conduit à la conclusion que paraît en ce moment non pas un “Journal intégral” de Julien Green, mais son “Journal” tout court. Le Journal précédent, qui reste publié en Pléiade, ou du moins ce qui par commodité continue de porter ce nom, apparaît comme ayant toujours été, en fait, une saga romanesque, comprenant un seul personnage et composée de 19 volumes.


“Je ne crois qu'à un seul livre possible, c'est-à-dire une seule disposition des mots et des phrases. Il n'y a pas deux façons de dire une chose, il n'y en a qu'une seule”, disait donc Green dans ce passage qu’il conserva par devers lui et qu’il ne destina à être lu qu’en 2049. Un seul livre par sujet et par inspiration est effectivement possible, de même qu’un seul Dieu a pardonné ou pas à un seul Julien Green, auteur d’un unique Journal et de plusieurs romans. Le dernier d’entre ces ouvrages, le plus long, nous avions cru voir en lui un “Journal”, mais ce n'en était un que par jeu ou par masque. En réalité, c'était un roman. Comme tout vrai livre, comme toute oeuvre de fiction et de reconstruction de la réalité, il ne devrait, une fois publié et voulu tel par Green, faire l’objet d’aucun changement. Nous devrons lire ces deux “Journaux”, le vrai et le faux, parallèlement, comme deux oeuvres distinctes, l’art - et aussi l’artifice - étant présents dans le Journal de la Pléiade, la vérité testimoniale dans celui de la collection Bouquins.



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