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"Le pays perdu" (J. Green)






Une des plus belles pages inspirées à un écrivain par l'Ecole de Sienne (il est vrai qu'ils ne sont guère nombreux à en avoir parlé et moins encore à en avoir été émus !) :


8 octobre 1931. Au Louvre. L'Enlèvement d’Europe, par Francesco di Giorgio [ou Liberale da Verona]. Devant une peinture comme celle-là, j'ai l'impression que le monde disparaît, ou plutôt qu'un autre monde se substitue au nôtre. Voici que nous pénétrons de plain-pied dans les contrées du rêve. À ma connaissance, il n'y a guère que l'école de Sienne qui sache aussi parfaitement accomplir cette sorte de miracle. Les Florentins ne nous font pas quitter cette terre, ils font même que nous nous y trouvons bien, alors que Duccio ou Sassetta nous conduisent doucement hors de la vie (...).

La Sienne du XVe siècle sera toujours la patrie de ceux qui se sentent en exil dans leur temps. J'ai quitté cette peinture à regret, la vue fatiguée et le cœur un peu lourd. Je ne sais où nous allons, je ne comprends pas l'utilité de ce que nous faisons. Tout me semble vain et faux, sauf quelques peintures, quelques pages de musique, et quelques poèmes. Retrouver par toutes les voies possibles le pays perdu que Sienne m'a permis d'entrevoir aujourd'hui (J. Green, Les Années heureuses, Journal 1926-1934 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1975, t. 4, p. 125-126).


***


L’Enlèvement d’Europe, oeuvre de petite dimension toute en longueur, est ce qu'on appelle un panneau de cassoni. Maintenant démontés, encadrés et accrochés comme un tableau, les cassoni étaient à l'origine des coffres commandés - le plus souvent par paire - à l'occasion d'un mariage et qui, ornés sur une ou plusieurs faces, développaient un sujet narratif en rapport avec la nuptialité.

Les Feuillets du Louvre (ces feuilles plastifiées en plusieurs langues, que l’on trouve à l’entrée de chaque salle, conçus pour être tenus en mains pendant la visite et qui constituent un très utile guide des collections), ainsi que la base internet des oeuvres exposées assurent que cet Enlèvement d’Europe qui plaisait tant à Julien Green est normalement présent dans la salle des Sept-mètres. Depuis quelques années, c'est dans cette salle en effet que sont rassemblées les oeuvres de l’école de Sienne.

Cf. http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=sal_frame&idSalle=448&langue=fr


Mais très peu de pièces sont présentées dans cette salle et notamment pas l'enlèvement d’Europe.

La surface de murs que comporte la salle n'aurait pourtant aucun mal à en accueillir deux fois plus qu’elle ne le fait actuellement.

Les visiteurs modernes sont désarçonnés, chaque fois qu’un témoignage pictural leur en parvient, par la façon qu’ont eu les collectionneurs jusqu’au XIXe siècle de couvrir leurs murs, du sol au plafond, de tableaux de toutes sortes, disposés les uns à côté des autres à la façon d’une mosaïque. Comme si toujours la place leur manquait... Mais les amateurs de ces époques ne se plaignaient pas de ce mode de présentation qui ne les empêchait pas de goûter pleinement les oeuvres qui leur étaient ainsi offertes.

Nous sommes tombés dans l’excès inverse. Musées et galeries se plaisent à isoler les oeuvres, quelles que soient leurs tailles, sur de très larges panneaux blancs et vides, comme s’il fallait leur éviter promiscuité et mauvaise compagnie. Comme si également l’admiration dispensée à un tableau risquait de diminuer proportionnellement celle qu'est en droit d'exiger le tableau le plus proche. Il en résulte un grand gâchis de surface inutile dont le pauvre Liberale di Verone s’est trouvé peut-être victime. Julien Green ne croyait pas si bien dire en évoquant à son propos l'éloignement d'un pays perdu !




L'absence de L'Enlèvement d'Europe de la salle des Sept-colonnes ne tient toutefois pas aux modalités d'accrochage des oeuvres telles que l'illustre la précédente photographie. Si nombre de pièces de grande valeur, parmi lesquelles celle qui plaisait à J. Green, ne sont pas actuellement visibles dans les salles des collections permanentes, la raison en est qu'elles sont toutes regroupées dans les salles d'exposition temporaire du sous-sol. C'est là que se tient, du 7 novembre 2018 au 18 février 2019, l'exposition "Un rêve d'Italie", consacrée à la collection du marquis Campana. Et c'est dans le cadre de cette exposition que l'on peut en cette fin d'année 2018, admirer, et mis en valeur comme il se doit, L'Enlèvement d'Europe de Liberale de Vérone.




Le cartel indique les raisons pour lesquelles l'oeuvre a trouvé place parmi la collection Campana : d'une part le marquis Campana goûtait les sujets narratifs et à ce titre il ne pouvait manquer d'être attiré par les panneaux de cassoni. D'autre part, il a, semble-il, été amusé par le caractère étrange des costumes et des coiffures des personnages, lesquels sont vêtus à la mode du 15e siècle et non à l'antique. Les catalogues qu'il avait fait rédiger mentionnent cette particularité.

L'oeuvre, comme toute celles issues de la collection Campana et présentes au Louvre, a été acquise par la France en 1861 et est entrée dans les collections du Louvre en 1863. Son étrangeté, la manière dont elle oscille entre plusieurs mondes et plusieurs époques lui a valu d'attirer l'oeil d'un grand collectionneur et d'un écrivain sensible, tous deux séparés par un siècle et réunis par un lien d'admiration.





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