Les émeutes du 6 février 1934 : ce qu'on en pensait alors
Que se passa-t-il le 6 février 1934 ? Ce jour-là, le ministère Daladier devait se présenter devant les Chambres. Les conseillers municipaux de Paris, liés aux Ligues, appellent, avec l'Union nationale des combattants, à manifester. L'Association républicaine des anciens combattants (communiste) décide de se mobiliser le même jour contre “le régime du profit et du scandale” et pour exiger l'arrestation du préfet de police Chiappe. À 20 heures le Palais-Bourbon est cerné. UMC, Solidarité française, Jeunesses patriotes, Croix de feu, ARAC convergent vers la Concorde. Des échanges de coups de feu ont lieu de 19 heures à minuit. Les gardes mobiles qui tenaient le pont de la Concorde n’ont pas plié. Mais le mince rideau de policiers qui protégeait la Chambre sur la rive gauche aurait sans doute cédé si La Roque n'avait donné un contre-ordre, faisant en sorte que les Croix de feu n’attaquent pas. Il y eut au final une quinzaine de morts et plus de 2000 blessés. Daladier démissionna le lendemain (cf. H. Dubief : Le Déclin de la IIIe République ; Seuil, coll. Points, 1976, p. 76-77).
Ces événements n’inspirèrent à Paul Claudel que peu de mots. Il se borne à noter en style télégraphique le 6 février : “Emeutes à Paris contre le Gouvernement Daladier” et le 7 : “Démission de Daladier” (P. Claudel : Journal, 1933-1955 ; Biblioth.de la Pléiade, 1969, p. 50-51). Ce qui s’était passé pour lui dans la semaine ne pouvait pas l’inciter à déplorer la chute de ce gouvernement. Voici en effet ce qu’il relate le 4 février, soit l’avant-veille de ce fameux 6 février 1934 : “Je reçois un télégramme de Daladier disant qu'en raison d'impérieuses nécessités administratives il a le pénible devoir de m’autoriser à faire valoir mes droits à la retraite. Je serai ainsi resté 6 mois à Bruxelles et Daladier me frappe avant même d'avoir reçu l'approbation du Parlement ! Je suis la première victime de ce justicier” (P. Claudel, op. cit., p. 50).
Dans ce contexte et après avoir mentionné comme il a été rappelé les émeutes du 6 février, Claudel laisse échapper cette sentence laconique : “Il faut tout faire bien même le mal”. Il se peut que ce soit sa rancune à l’égard de Daladier qu’il exprime ainsi : celui-ci, qui ferait mal le mal, a été puni par la foule pour avoir pris cette décision maligne, certainement inspirée par le démon : la mise à la retraite d’office de l’ambassadeur de France en Belgique Paul Claudel !
André Gide, pendant ce ce temps, se livre à ses pérégrinations habituelles. Depuis le 1er février, il se promène à Naples, en Sicile et n’est de retour en France que début mars. Il ne s’est guère tenu au courant de l’activité politique pendant ce temps passé en Italie et ne comprend pas grand-chose à la situation qu’il trouve en rentrant. Il éprouve donc le besoin de quelques séances de rattrapage, qu’il mentionne ainsi en en taisant l’essentiel, à savoir ce qui y fut dit : “10 mars 1934. - Passé sept jours à Paris ; importantes conversations avec ceux qui peuvent m'apporter quelques clartés sur les journées tragiques de février. Incapable, des heures durant, de penser à rien d'autre ; mais nulle envie d'en parler dans ce carnet” (A. Gide : Journal, 1889-1939 ; Biblioth. de la Pléiade, 1951, p. 1203).
De sorte que nous n’en saurons pas davantage...
Julien Green n’était pas non plus en France lors des événements. Il séjournait à New-York, où il s’informe par les journaux. Peu familier avec la politique, de tempérament paisible, il est très effrayé de ce qu’il apprend. Le 8 février, il note “Journée atroce” (J. Green, Les Années faciles, Journal 1926-1934 ; O.C., Biblioth. de la Pléiade, 1975, t. 5, p. 297). En Autriche, la situation n’est d’ailleurs pas meilleure et le millier de morts qu’y font les émeutes inspirent à Green, le 15 février, ces interrogations inquiètes : “Les nouvelles de Vienne sont mauvaises… Quels sont les événements ont-ils pour chacun de nous ? que va-t-il sortir de toutes les émeutes ? c'est ce que je me demande avec anxiété” (J. Green, op. cit. p. 300).
De retour à Paris le 19, il a la même réaction que Gide : il tente de s’informer du sens des événements auprès de ses proches et amis restés dans la capitale. Heureusement pour nous, il est plus bavard que son aîné au sujet de ce qu’on lui raconte et il reproduit consciencieusement dans son Journal les propos qu’on lui tient. On doit l’en remercier car les anecdotes ainsi recueillies sont pittoresques et révélatrices de la confusion qui régnait alors à Paris :
“19 février 1934. - Anne /la soeur de Julien/ nous disait que la nuit du 6 février une femme vendait des morceaux de fonte sur un plateau, morceaux de fonte provenant des grilles d'arbres ; et elle allait de groupe en groupe, aux abords du Cours-la-Reine, en demandant : “Qui n'a pas son petit morceau de fonte ?” exactement comme les ouvreuses qui proposent leurs bonbons acidulés aux spectateurs. Cette ferraille devait servir de projectiles aux manifestants (...).
Déjeuné avec mon éditeur américain. Il me raconte que le soir du 6 février il sortait du métro Concorde et se trouvait en pleine émeute, ne comprenant rien à ce qui se passait. Il m'a parlé de l'aspect curieux d'une rue près de la Concorde, rue vide en apparence, mais dans les portes desquelles on apercevait des soldats” (J. Green, op. cit. p. 300-301).
Le 26, Julien Green reçoit la visite d’un ami “vaticineur” : “Il dit des choses terribles (...). Il me demande où nous allons trouver les milliards dont nous avons un besoin urgent. Et il cite un chiffre énorme. Comme je suis tout à fait incapable de lui dire où il va trouver ses milliards qui le préoccupent (je ne brille pas dans ce genre de conversation), il entame un discours que je connais passablement sur l'ère du christianisme, l'ère du capitalisme - la nôtre, l'agonisante - et l’ère future et glorieuse du régime prolétarien. Rome a fait son temps. Londres croule. Reste Moscou. J'écoute en silence, ne trouvant absolument rien à répondre” (J. Green, op. cit. p. 301).
Green, déterminé à ne pas briller dans les conversations politiques, - c’est le seul moyen de n’y dire pas de sottises - ne trouve rien non plus à répondre aux propos encore plus délirants que lui tient le critique Edmond Jaloux. Mais par contre il nous les restitue et en se rendant bien compte de ce qu'ils valent :
27 février 1934. - Paris vit dans une espèce de panique latente. Aujourd'hui, Jaloux se faisait l'écho de toutes les rumeurs qui circulent. Selon lui, le gouvernement aurait un plan qui consisterait à encourager sous main les troubles révolutionnaires, puis, le moment venu, à quitter Paris pour Bordeaux. Paris serait alors livré aux communistes et aux partis de droite qui feraient de la capitale leur champ de bataille. Guerre civile dans laquelle les avions joueraient un rôle important. Le communisme triompherait sans doute pour être écrasé à son tour par le gouvernement, mais écrasé en apparence seulement, car le gouvernement revenu de Bordeaux pour sauver la France ferait une politique d'extrême gauche à peine mitigée. Je ne crois pas à ces extravagances, mais elles sont curieuses et valent la peine qu'on les verse au dossier de la peur bourgeoise” (J. Green, op. cit. p. 301-302).
D’autres rumeurs se répandent ensuite. Green, qui en est curieux, les répercute, les “retweete” dirait-on aujourd’hui : Le 25 mars, “on dit partout que les communistes reçoivent des armes de l’étranger” (J. Green, op. cit., p. 305). Le 15 avril, “les semeurs de panique nous annoncent que tout le centre de la ville doit sauter et que la guerre civile peut éclater d’un moment à l’autre” (J. Green, op. cit., p. 306). “Le plus étonnant, conclut-il, c'est qu'on finit par s'habituer à ces rumeurs comme à tout”. Le 1er mai, d’ailleurs, tout est déjà retombé de l’excitation des semaines précédentes : “Il y a quelques semaines, on nous annonçait la révolution pour aujourd'hui, et naturellement il n'y a rien eu de tel. Paris semble fort calme” (J. Green, op. cit., p. 307).
Avec Edmond Jaloux et Julien Green, nous avons eu droit au roman d’épouvante de la droite conservatrice. Benjamin Crémieux nous livre, dans la NRF du 1er mars 1934, celui de la gauche antifasciste : “Pour prévoir, bien entendu sous toutes réserves, les événements prochains, c'est encore de l'Italie de 1920-22 que je me référerai. On peut lire chaque jour dans l'Action française que Frot et Daladier doivent être fusillés et qu'à défaut de la justice publique, la justice privée s'en chargera. Imaginez le conseil suivi. Frot ou un autre, demain, est tué. Après-demain grève générale antifasciste. Les Croix de Feu et autres groupements se chargent de faire marcher le métro, les autobus... Les grévistes s'y opposent. Pour la première fois les factions opposées se rencontrent (le heurt pourra avoir n'importe quel autre cause) (...). Au premier choc, imaginez un chef de droite tué. Expédition punitive fasciste. Nouvelle grève générale. Le gouvernement est obligé de réprimer les grèves qui entravent la vie du pays plus durement que les attentats individuels des fascistes. Les faubourgs se lassent ou sont domptés. C'est l'heure de la marche sur Rome” (L’Esprit de la NRF, 1990, Gallimard, p. 950).
Le contraste est frappant entre ces émotions et ces commentaires alarmistes - la droite croyant percevoir dans l’événement les prodromes d’une dictature communiste et la gauche ceux d’une dictature fasciste - et le peu de conséquences qui allait finalement s’ensuivre.
Un an après, c’est en effet par une cérémonie religieuse à Notre-Dame de Paris que le Gouvernement décide de marquer l’anniversaire du 6 février 1934 ! Et dans la nef trône le président du conseil en exercice, Pierre-Etienne Flandin, soit une personnalité politique encore plus médiocre que ne l’était Edouard Daladier. Dans le Figaro du jour, François Mauriac ne manque pas de se gausser de ce chef de gouvernement “qui nous invite (...) à nous réunir dans les églises pour prier” … (F. Mauriac : Mémoires politiques, 1967 ; coll. Bouquins, 2008, p. 697). Le commentaire qui suit, toutefois, ne brille pas davantage par la lucidité que ceux d’Edmond Jaloux et de Benjamin Crémieux réagissant à chaud : “Après une année, les assassins n'ont pas été puni, le silence se fait sur la tombe des victimes ; la maçonnerie (...) veille à ce qu'il ne soit pas changé un iota à cette Constitution dont l'usage lui assure dans ce pays un règne sans fin. Il est vrai... Mais il est vrai aussi que le cours de la vie déranger les trames les mieux ourdies et que ce gouvernement modéré, que la maçonnerie avait chargé d'occuper le tapis en attendant qu'elle reprenne au grand jour la première place, accomplit au-dehors une oeuvre qui étonne le monde”.
Selon Mauriac, dans cet extrait qu’il s’est gardé de reprendre dans les Mémoires politiques mais qui est reproduit en note dans la réédition de la collection “Bouquins” (F. Mauriac, op. cit. p. 698, n. 1), c’est la diplomatie menée par Pierre Laval, alors ministre des Affaires étrangères, qui est chargée d'étonner le monde et de déjouer les trames ourdies par la maçonnerie. Soyons justes : François Mauriac se référait au système de pactes anti-allemand que Laval tentait alors de constituer avec la Grande-Bretagne, l'Italie et la Russie. Ce n'était pas idiot mais de là à penser que le monde serait étonné de ce jeu d'alliances hétéroclites... Quoiqu'il en fût, ce dont Mauriac est assuré, “c’est qu’avec toute leur ruse, les politiciens” (...) “n’arriveront plus jamais à rendormir” le peuple (F. Mauriac, op. cit. p. 699).
Charles de Rémusat, bon témoin des extravagances qu’inspirent aux bourgeois les moins imaginatifs émeutes et troubles sociaux, l’a constaté dans son propre journal : “La vanité de la plupart des prévisions et des combinaisons par lesquelles les gens, qui ont le plus d'esprit, se gouvernent dans la politique est incroyable et si nous gardions note des raisons qui, dans le moment même ont décidé de nos actes et de nos votes, ce journal aurait plus d'une page qui ressemblerait un roman” (C. de Rémusat, Mémoires de ma vie ; Plon, 1962, t. 4, p. 432).
Avec Albert Thibaudet, nous voici en plus raisonnable et plus perspicace compagnie. Il consacre sa chronique de la NRF du 1er avril 1934 à ce qu’il appelle le “passivisme” du parti radical auquel il oppose l’activisme d’Action français et des ligues. Celle du 1er juillet 1934 est une analyse des partis et des idées de gauche et de droite. Ce ne sont certes pas là des pages de roman, au sens où l’entend Rémusat, et leur auteur s’y garde de colporter ou de commenter des rumeurs. Tout au contraire, loin des fausses rationalisations et des schématismes politiciens ou complotistes, Thibaudet s’attache à préserver cette part d’improvisation et de confusion qui s’observe dans tous les mouvements de foule, et qu’on retrouve dans ceux du 6 février comme en d’autres, que l’Histoire a davantage glorifiés : “Nous ne connaîtrons jamais l'enchaînement exact des événements du 6 février, parce que, probablement, logique, prévision, dessein, ont manqué à ces événements, et que, de l'un et de l'autre côté de la Seine, on a agi selon le quart d'heure, en allant devant soi où en reculant au petit bonheur. Ainsi du 14 juillet 1789” (A. Thibaudet : Réflexions politiques ; coll. Bouquins, 2007, p. 541).
Cela n’empêche pas Albert Thibaudet de chercher à ce mouvement des causes immédiates, et parmi celles-ci, il en relève une, aujourd’hui négligée des historiens car “minime” de son aveu même : la nomination de l’ancien directeur de la Sûreté nationale au poste d’administrateur de la Comédie-française. Thibaudet voit dans la réaction indignée qui a suivi (“Et pour comble un flic à la Comédie-française”) une révolte contre “un culte ancien, envahissant, insolent (...) : le Culte de l’Incompétence”, culte qu’illustre selon lui “la devise proposée au régime par Charles Benoist : N’importe qui étant bon à n’importe quoi, on peut n’importe quand le mettre n’importe où” (A. Thibaudet, op. cit. p. 542). Voilà qui est amusant et nous porte bien loin de ce roman national mal écrit et mal pensé qui, à peine nettoyée la place de la Concorde, a d’emblée fait s’envoler les émeutes du 6 février 1934 vers un ciel des fantasmagories d’où on ne veut plus les faire redescendre.
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