top of page

Au 6 de la rue Bonaparte, l'officine Buly


"En 1837, Honoré de Balzac s’inspira du parfumeur Jean-Vincent Buly et de son officine pour son roman César Birotteau” (plaque commémorative).

*

En passant récemment par la rue Bonaparte, j'ai découvert, au 6 de cette rue, Buly 1803, une maison de produits de beauté, à la fois ancienne et nouvelle. Il y a beau temps que la Rive Gauche, longtemps vouée aux lettres et aux arts, est envahie par des commerces de luxe, des boutiques de mode et des agences immobilières haut de gamme. Les particuliers à non moins hauts revenus ont remplacé les écrivains et artistes, dont des plaques signalent qu’ils y ont vécu jadis. La décoration de l’officine universelle Buly - dont l’autre boutique se trouve dans le Marais - a été conçue et exécutée avec le plus grand soin pour recréer l'ambiance apaisante des pharmacies d’antan. L’accueil est assuré par des vendeuses au sévère uniforme sombre, qui n’est pas sans rappeler les tenues dans lesquelles Victoire de Taillac, la co-fondatrice avec Ramdane Touhami de l’officine, pose souvent. Des comptoirs et des éléments hauts, en loupe ou en ronce de bois, semble-t-il, exposent dans leurs panneaux ajourés les produits de beauté, ainsi que les peignes et brosses en corne. Un sol d’un carrelage vernissé avec de filets chantournés en bleu turquoise, un haut plafond aux poutres peintes de motifs d’un style ancien, un éclairage étudié transportent dans un autre temps, celui de l’Empire et de la Restauration, à en juger notamment par les vignettes et les cartouches des produits. Certains commerces semblent indissociables des circonstances et des époques qui les ont vu naître. C’est la marque de fabrique qui les différencie des entreprises concurrentes de la même branche. Ainsi Détaille 1905, rue Saint-Lazare, derrière Notre-Dame de Lorette, a développé la cosmétique que les élégantes attendaient pour protéger leur peau du dessèchement dans les automobile sans pare-brise. Son Baume Automobile nous ramène à l’époque de Proust et de Colette.



Chez Buly 1803, le client n’a que l’embarras du choix entre les huiles, beurres, argiles, miels, pierres, encens, et bougies proposés dans des flacons, des étuis raffinés et d’un style ancien (contrairement au proverbe "qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse", c'est le flacon, le sac en papier façon faux marbre et l'ambiance du magasin qui me ravissent d'abord dans ces commerces). Il y a de tout pour soigner la peau, les cheveux contre les injures du soleil, de l’air des villes et de l’âge : huile de graines de Tucuman, de rose musquée, miel d’Euphorbe, senteur Bigarade de Séville, poudre de fleurs d’hibiscus, parfum de fleur d’oranger, opiat dentaire… On aura compris que, dans cette maison, on mise plus pour combattre le vieillissement, sur les vertus supposées d’antiques produits, de secrets, lit-on même, que sur les inventions récentes de la science : botox et lifting. Et plus légendaire est l’origine du produit, plus exotiques ses ingrédients, plus prometteur doit être l’effet. Dans un tel cocon, tout peut arriver, même, à 58 ans, de faire son premier achat de produits de beauté - si je passe sur les eaux de toilette-. Nécessairement, dans une société qui tient à faute de se laisser vieillir, j'ai acheté la ruineuse huile de pépins de figuier, réputée souveraine contre les rides. On m'a expliqué dans cette boutique distinguée que l'eau de Javel de la piscine - je nage régulièrement - était profondément néfaste pour la peau. J'envie mes chats dont le pelage ne vieillit pas, qui ne semblent pas se soucier de leur aspect, et qui conservent apparemment leur équilibre sans pouvoir se dépenser.



Mais je ne dirais rien de ce premier pas vers les dépenses de conservation d’une plastique de « senior », si je n’avais appris que Buly 1803 revendiquait sa filiation avec Jean-Vincent Bully. Ce parfumeur est une des clés de César Birotteau, le commerçant ruiné de Balzac. J.-V. Bully ouvrit en 1803 sa boutique rue Saint-Honoré. Il établit sa réputation sur une lotion capillaire, le vinaigre de Bully, qui fut pour lui ce que le N° 5 fut pour Chanel lorsqu’elle passa des chapeaux à la parfumerie. Si ce succès n’empêcha pas sa ruine en 1830, son fils prit la relève et déposa des brevets. L’entreprise existait encore, rue Vivienne, à la fin du XIXème siècle. Elle semble avoir tout à fait disparu dans les années 30. En tout cas, ses articles étaient passés de mode à cette époque : « Les vêtements sombres, les vieilles fourrures de sa mère sentaient le vinaigre de Bully, le poivre..." (F. Mauriac : Ce qui était perdu ; coll. “Les Chefs d’oeuvre de François Mauriac”, Edito-service, t. 4, p. 93). Victoire de Tailhac et Ramdane Touhami exhumèrent en 2014 le nom du parfumeur, après avoir laissé tomber un des deux « l » dans l’enseigne. Cette précaution était opportune afin de ne pas effaroucher les clients anglophones. "To bully" n’évoque pas le bien-être cosmétique, ni le bien-être tout court.


Sans doute la ruine de César Birotteau fait-elle écho à celle de Jean-Vincent Bully, bien que les préfaciers de ce roman ne mentionnent pas toujours cette dernière. Pourtant, les similitudes sont évidentes : César Birotteau, commerçant venu de Touraine, activement secondé par son épouse, tint boutique rue Saint-Honoré (à cette époque, le luxe n’occupait qu’une rive de la Seine). Il inventa des produits de beauté aux noms de rêve, de rêve d’Orient de préférence : la pâte des Sultanes, puis une lotion pour les cheveux, l’Huile Céphalique, dont son gendre Popinot, faute de fils, assurera le succès après la ruine du héros. Et comme Bully se fit employé de bureau au journal Le Rénovateur après sa déconfiture, Birotteau fit des écritures pour l’avoué Delville afin d’acquitter ses dettes, cependant que sa femme prenait un petit emploi dans le même but. Il est difficile d’aller plus loin dans le parallèle avec Bully. On ne sait si Bully succomba sous des épreuves conjuguées dont chacune aurait suffi à couler un homme plus avisé que Birotteau : la vengeance de Du Tillet, ancien employé, le vol des fonds du commerçant par le notaire Roguin, l’échec de ses investissements fonciers dans le quartier de la Madeleine, un train de vie qui obère les comptes du ménage et lui attire la jalousie des autres commerçants, enfin le refus de la haute banque libérale de faire des avances au royaliste blessé sur les marches de saint Roch. Il n’appartenait peut-être qu’à un personnage de roman balzacien d’essuyer tant de coups à la fois, orchestrés par un ancien employé implacable. La faillite est fréquente dans La Comédie Humaine, elle n’épargne pas même Nuncingen, mais le banquier la retourne à son avantage. Tout au contraire, Birotteau est rédimé de sa vanité, de sa crédulité et de son imprudence par ses scrupules. L’ancien parfumeur se fait un devoir de rembourser ses créanciers après le jugement de liquidation, alors même qu’il n’a rien distrait de ses biens. Il est réhabilité et meurt peu après. Il accède au martyre de la probité commerciale.

On aurait pu penser que cette palme du martyre suffirait au parfumeur. Mais en lançant Buly 1803, Victoire de Taillac et Ramdane Touhami, couple conquérant et prescripteur, ressuscitent le « looser », par un bien étrange retournement. A vrai dire, ce couple répandu dans l'art, la mode la cosmétique et les relations publiques depuis le début des années 1990, en France comme à l’étranger, n’en est pas à sa première reprise d’une vieille enseigne : il a racheté en 2006 « Cire Trudon ». Et ce n’est pas tout : jusqu’au 6 janvier 2020, une boutique éphémère Buly 1803, à l’étage inférieur de la Pyramide, associe un parfum particulier à un chef-d’œuvre du Louvre : La Baigneuse d’Ingres, La Conversation dans un Parc de Thomas Gainsborough, la Victoire de Samothrace, la Nymphe au scorpion de Lorenzo Bartolini, Saint Joseph charpentier de Georges de la Tour, la Vénus de Milo, la Grande Odalisque de Jean-Auguste-Dominique Ingres, Le Verrou de Jean-Honoré Fragonard. C’est un peu César Birotteau qui, après s’être imposé post mortem dans une rue qui porte le nom du personnage qu’il défiait, entre au musée, pour quelques mois du moins.


Rechercher par Tags
Pas encore de mots-clés.
Archives
bottom of page