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"Famille nombreuse" de Chadia Chaibi Loueslati




Il est devenu facile dans la France de 2019 d’être un amateur de bande dessinée. Très vite, dans les rayons BD d’une librairie, on trouve exactement le type d’album que l’on recherche. Chacun d’eux se distingue bien nettement des autres, y compris quand tout est mélangé dans le bac des “Nouveautés” ou des "Dernières parutions”.


Les mangas constituent un univers à part. Elles sont rangées en un lieu séparé des autres et y sont classées en catégories selon l’âge et le genre du public visé : “shojo” pour les fillettes et adolescentes, “shonen” pour leurs équivalents masculins, “seinen” pour les adultes des deux genres.


Les bandes dessinées françaises ou américaines, rassemblées dans un tout autre endroit de la librairie, se divisent elles-mêmes en deux catégories bien reconnaissables :

D’une part :

Les albums traditionnels hérités des écoles belges de Bruxelles et de Charleroi : couverture cartonnée - grand format - nombre de pages réduit allant de 40 à 100 pages - préférence pour le récit de fiction, qu’il soit historique, fantastique ou policier - usage sophistiqué de la couleur (emploi de l’aquarelle, des logiciels graphiques, etc.).

C’est dans ce genre que se sont notamment épanouis Hugo Pratt, François Bourgeon, ainsi que le scénariste Jean van Hamme, dans des séries à succès (“Corto Maltese”, “Les Passagers du Vent”, “XIII”, “Largo Winch”).

D’autre part :

Les “romans graphiques” : couverture généralement souple - petit format - grand nombre de pages pouvant aller jusqu’à 600 pages - usage prépondérant du noir et blanc - récits autobiographiques ou, en tout cas, inspirés de la réalité - simplicité et robustesse du dessin.


Ce dernier genre - qui m’intéresse bien davantage que le précédent, tant je me suis lassé des elfes et des trolls - est apparu aux Etats-Unis voici une quarantaine d’années. Il a su conquérir depuis les années 2000 un public féminin, jeune et adulte très différent du public vieillissant hérité des années 1970 (des potaches attardés lisant dans les rayons de la Fnac, sans jamais les acheter, des BD plus ou moins érotiques et violentes).

Dans cette catégorie, l’on trouve entre autres, en provenance des Etats-Unis, le célébrissime “Maus” d’Art Spiegelman (1973-1986 ; Flammarion, trad. fr. 1987), mais aussi Blankets de Craig Thompson (2003 ; Casterman, trad. fr. 2004) et De mal en pis d’Alex Robinson (2001 ; Rackam, trad. fr. 2005), tous deux remarquables, mais le second a eu, pour des raisons qui m’échappent, une carrière nettement plus modeste.

Les auteurs français ou vivant en France s’y débrouillent bien et certains connaissent une grande réussite commerciale et critique : cela a été le cas de Marjan Satrapi, avec “Persépolis”, de Riad Sattouf avec “L’Arabe du Futur”. Citons également les Chroniques que Guy Delisle tire de chacun de ses voyages (Chroniques birmanes, Chroniques de Jérusalem, Shenzhen, Pyongyang, etc.). "Les Cahiers d’Esther" de Riad Sattouf constituent l’exception qui confirme la règle : elles ont tout du roman graphique sauf le format (très grand) et la couverture (cartonnée). Notons enfin que le prolifique Joan Sfar se promène dans les deux genres (grands albums de fiction ou “carnets” autobiographiques) avec une égale aisance.


Le roman graphique ici présenté, “Famille nombreuse” de Chadia Chaibi Louslati (Marabout, 2017), se présente comme une chronique familiale,. A cet égard, il se différencie peu de “Persépolis” et de “L’Arabe du Futur”.

Ces deux séries ont rencontré un succès allant bien au delà du public habituel de la bande dessinée. Mais ce ne sont pas les seules dans ce genre : il existe bien d’autres chroniques familiales ou récits d’enfance, fort intéressants également, qui mettent en scène des familles étrangères ou bi-nationales partagées entre deux pays et deux continents. Dans “Persépolis”, rappelons que M. Satrapi, née à Téhéran en 1969, part d’Iran en 1984 pour faire des études en Autriche, revient en Iran en 1988, pour finalement en repartir en 1994 et s’installer en France ; dans “L’Arabe du Futur”, c’est un petit franco-syrien né en 1978 qui, jusqu’en 1992, se partage entre la Syrie et la France. “Une si jolie petite guerre” de Marcelino Truong (Denoël, 2012) relate l’enfance d’un franco-vietnamien vivant au Viet-Nam de 1961 à 1963 puis en Angleterre. Avec “Coquelicots d’Irak” de Brigitte Findakly et Lewis Trondheim (L’Association, 2016), nous avons cette fois-ci une franco-irakienne née à Mossoul en 1959 dont les parents quittent l’Irak pour la France en 1973. Tous ouvrages dont je recommande fortement la lecture et qui restituent, adoucies par la naïveté d’un regard d’enfant qui vit tranquillement sa petite vie de famille, guerres, révolutions et chocs ou rencontres de civilisation.


“Famille nombreuse” se déroule dans un contexte social et historique infiniment moins chargé et dramatique que les ouvrages que je viens de citer. L’auteure, née en 1974 à Paris de parents tunisiens, a vécu dans la France paisible des années 1970-1980. L’album se termine en 1985 lorsqu’elle part pour la première fois en vacances en Tunisie et l’on ne sait si nous aurons droit au récit de cette découverte et à celui des années d’adolescence. Surtout, ce n’est pas seulement sa propre histoire que C. Chaibi Loueslati nous raconte mais plus largement celle de sa famille et de ses parents, auxquels elle rend hommage dans sa dédicace.

L’intérêt documentaire et historique de cet album est évident. Nous assistons à la constitution d’un famille franco-tunisienne, étape après étape, naissance après naissance, et ce parcours est administratif aussi bien que personnel.


D’abord nous est présenté le père. Constamment surnommé “le Daron” par sa fille (je ne savais pas que ce vieux terme d’argot était encore utilisé), il apparaît tout de suite affublé par elle de lunettes à petits verres carrés qui le vieillissent et d’une moustache épaisse. Ainsi dessiné, il ressemble plus au Gepetto de Walt Disney qu’au père réel de Chadia qui, à la fin de l’album, nous est montré en photographie. En 1966, quand le récit commence, il est déjà marié et père d’un enfant mais, sans emploi et sans revenus propres, il habite encore chez ses beaux-parents. “Un individu d’origine française” qui “sillonnait le nord de la Tunisie à la recherche de main d’oeuvre bon marché pour la France” (p. 12) le démarche et le convainc de partir pour la France. Mais,“comme tout immigré à cette époque, il espérait bientôt rentrer au pays” (p. 15). A cette époque un contrat de travail était exigé préalablement au franchissement de la frontière et il semble que telle a été la situation du “Daron” car on ne le voit se heurter à aucune difficulté administrative et il trouve tout de suite un emploi d’agent de nettoyage.

De 1966 à 1972, il effectue assidûment des allers-retours entre la Tunisie et la France “pour rendre visite à sa famille et tenter de l’agrandir un peu plus” (p. 18). Deux autres enfants naissent ainsi et, entre chacun de ces séjours, “le Daron” dès qu’il le peut envoie régulièrement des mandats à sa famille et téléphone à son épouse “Omi” (maman en tunisien : contrairement à son mari, celle-ci est systématiquement rajeunie : tout au long de l’album, elle paraît n’avoir que 25 ans).

“En 1972 la loi sur le regroupement familial permet au Daron et à Omi de vivre régulièrement en France” (p. 20). Cette famille de 2 adultes et 3 enfants s’installe alors dans un “coquet studio” de 20 m². “La vie était-elle plus belle ? Ce qui était certain, c’est qu’elle était singulièrement étriquée” (p. 23).

Puis de nouveau une naissance, celle de la narratrice !

Chaque année, Omi réactualise sa demande de logement à l’ODHLM pour loger sa “gigantesque famille”. Mais il lui est invariablement répondu par une dame à lunettes : “Désolée, madame, le quota de logements réservés aux immigrés est dépassé pour cette année” (p. 27). Jusqu’au jour de novembre 1976, où Omi, qui est une forte personnalité, décide, alors qu’elle est de nouveau enceinte, d’adopter les grands moyens : elle s’assoit devant la porte d’entrée de l’ODHLM avec un sac de provisions, et entreprend un “sit in” en menaçant d’accoucher sur place tant qu’on ne lui aurait pas trouvé un appartement ! Affolement des employés de l'Office … et quelques jours plus tard, un courrier est adressé, pour l’informer de l’attribution d’un F5 à Drancy (la famille de Chadia y aurait-elle remplacé celle du petit Eric Zemmour ? Dans ce cas, cela aurait été un tout petit “remplacement’).

En février 1977, à Drancy, donc, “toute la famille emménagea (...) dans un immeuble attrayant et multiculturel” (p. 42) : une famille française de 6 enfants et une famille algérienne de 7 enfants au rez-de-chaussée, une famille chinoise de 2 enfants et une famille martiniquaise (donc française) de 2 enfants au 1er étage, une famille franco-portugaise de 2 enfants et une famille française de 2 enfants au 2e étage, une famille portugaise de 2 enfants et une famille tunisienne de 6 enfants au 3e étage, une famille française de 3 enfants et une famille tunisienne de 6 enfants (celle de la narratrice) au 4e étage. autrement dit sur 10 familles, 4 sont françaises, l’une est franco-portugaise, les 5 autres sont étrangères, le tout totalisant 38 enfants dont 17 sont français dès leur naissance. L’époque était encore prolifique !…


Logée cette fois-ci convenablement, la famille, dont le père a toujours conservé son emploi d’agent de nettoyage à la RATP, s’agrandira, encore et toujours, jusqu’à approcher le chiffre de 11 enfants.


Le reste du récit, qui se termine en 1985 avant la naissance du dernier enfant, est consacré à la manière de gérer au mieux, grâce aux ressources d’un unique salaire, les besoins de cette gigantesque maisonnée : 66 paires de chaussures, 210.600 litres d’eau par an à mobiliser pour la douche du dimanche, 26.000 litres pour le linge... Néanmoins, toute la famille vit bien, grâce à l’économie domestique rigoureuse qu’assure la mère Omi, grâce aussi à la discipline quasiment militaire qu’elle y fait régner et à la manière attentive dont elle “tient” ses enfants. En comparaison, “le Daron” apparaît effacé et débonnaire. Attaché à ses prérogatives paternelles dans ce qu’elles ont de plus formel (il possède son propre fauteuil, ses propres couverts que nul autre n’a le droit d’utiliser ; les décisions finales sont censées relever de lui seul ; à chaque nouvelle naissance il annonce fièrement : “Ci grâce à mouaaa”). Mais il baragouine un Français si obscur que ses propres enfants ont du mal à déchiffrer ses paroles. Il y faut pour cela une machine spéciale ; le “Décodaron” (p. 88-89). Bref, on comprend que c’est la mère qui avec son intelligence, son énergie et son sens de l’initiative, fait “tourner la boutique” et que tout repose sur elle. Elle apprend ainsi à conduire avant son mari, surveille la scolarité des enfants et proteste vigoureusement quand de vieilles dames s’effarent de lui en voir une telle quantité : “Ils sont tous à vous ? - Oui, et j’en suis fière ! - Ça en fait des bouches à nourrir ! - Tout le monde mange à sa faim ! - Ça en doit faire du boulot tout de même ! - Hamdoullah /hommage à Dieu/ ! J’y arrive très bien ! Occupez-vous plutôt des crottes de votre chien !”

Sous un tel régime, la famille n’a pas de mal à parfaitement ”s’intégrer”, bien que cette notion ne soit encore guère utilisée dans le langage politique. Les enfants sont bien sages, suivent une scolarité normale, obtiennent, quand ils sont en âge de les obtenir, les diplômes qu’ils souhaitent. La problématique intégration/assimilation qui deviendra si présente dans les années qui suivront (les rapports de la commission Marceau Long sur “L’intégration à la française” seront élaborés en 1990-1991), paraît d’ailleurs impropre, tant les enfants paraissent à l’aise et heureux dans le monde où ils vivent, sans avoir besoin pour cela d’entreprendre un quelconque “parcours d’intégration”.

Le seul trait de discrimination négative dont est victime la narratrice se produit lorsqu’à son premier jour de rentrée, au cours préparatoire, la maîtresse la relègue au dernier rang aux côtés d’un autre enfant de famille immigrée qui, lui, “ne captait pas un mot de français”. L’appartenance de la famille à la religion musulmane se manifeste peu ou est passée sous silence. En décembre 1980, Chadia adresse au moins vingt fois cette prière : “Mon Dieu, je t’en supplie, fais que le Père Noël m’apporte un cadeau !” et la famille dresse “pour la première fois” un sapin. Autre première fois : en octobre 1982, “pour préparer la fête de l’Aïd el kébir, mes parents achetèrent un mouton qui partagea notre vie pendant quelques jours” (p. 170). L’épisode est raconté de manière humoristique : “Nous vivions au rythme du mouton, il ne faisait que bêler, manger et faire caca !” (p. 172). Une fois ce pauvre mouton abattu (à la grande peine de la narratrice) et cuisiné en méchoui, il est partagé avec les autres occupants non-musulmans de l’immeuble : “la fête de l’aïd était l’occasion pour mes parents de renforcer les liens avec le voisinage” (p. 176). L’effet de partage inter-communautaire est en revanche moins réussi lorsqu’Omi décide, alors que la narratrice avait invité chez elle une amie d’école, de confectionner à cette occasion une recette tunisienne : “la mloukhia”, soit “un ragoût de couleur noire au goût sableux”, le morceau de viande ressemblant “à un pélican empétré dans la marée noire”. L’effet produit est désastreux, tant les deux fillettes sont, l’une autant que l’autre, étrangères et rétives à ce type de cuisine. Il n’en est pas de même d’un autre plat tunisien beaucoup plus simple : “l’ojja”, “omelette orientale préparée à base de tomates cuites, d’harissa et d’ail” (p. 186).


Je passe plus rapidement sur d’autres éléments du récit qui sont ceux de n’importe quelle petite fille, faisant l’expérience pas toujours facile de la socialité scolaire (pas facile d’intégrer le club des blondinettes à cheveux longs lorsqu’on est brune avec des cheveux courts !). Les anecdotes familiales - rivalités, chamailleries, nouvelles naissances pas toujours bien accueillies - sont elles aussi celles de n’importe quelle large fratrie. Le climat général est de toute façons celui d’une famille très unie et aimante. Au point que l’album semble le fruit d’un travail collégial, les frères et soeurs intervenant par endroits dans le récit pour protester sur la manière dont ils y sont représentés ou pour faire entendre leur propre point-de-vue.

C’est peut-être ce dernier aspect qui, bien que donnant lieu à quelques gags, a pu limiter ou brider la drôlerie de l’ensemble de ce récit. Comment en effet se moquer d’un frère ou d’une soeur qui vous regarde dessiner par dessus votre épaule ? Comment libérer son imagination et son esprit de satire sous un contrôle exercé d’une manière aussi vigilante ? A cet égard nous sommes loin de la causticité de Riad Sattouf et du regard impitoyable que, dans “L’Arabe du futur”, celui-ci porte sur ses propres parents et notamment sur son père. Nous sommes tout aussi loin de la conflictualité des rapports frère-soeur telle qu’elle est montrée dans “Les Cahiers d’Esther”. La reconnaissance émue de C. Chaibi Loueslati à l’égard de ses parents, l’amour et l’admiration qu’elle manifeste notamment pour sa mère, sa bienveillance à l’égard de tous les membres de sa fratrie, contribuent au charme de son récit. Mais je me demande si son livre n’aurait pas eu davantage de succès médiatique avec davantage de méchanceté.


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