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"J'observe la destruction du bocage..." (J. Gracq)


“Tandis que je reviens en voiture de Sion/-sur-l'Océan/ à Saint-Florent/-le-Vieil/, une fois de plus, l’oeil fasciné, j'observe au long de ma route la destruction du bocage partout en cours (...). Nul homme sans doute en Europe, jusqu'à nous, et même pas lors des grands défrichements néolithiques et médiévaux, qui prirent des siècles, n’a vu une vaste contrée changer de visage aussi vite, et une suggestion de sensualité neuve, liée à la transgression, monte par instant de la terre soudainement dénudée et encore frissonnante : les premières nuques rasées des années folles, après des siècles de crinière intacte, durent communiquer ce sentiment de secret et d'interdit touffu, soudain dévoilé, dont la saveur reste ambiguë. La vie partout supplante l’ouïe, si longtemps ici aux aguets des bruits cachés : d'une ferme à l'autre un signe de la main traverse une distance que franchissait seulement le chant du coq” (J. Gracq : Lettrines 2 ; José Corti, 1974, p. 156-157).


Cette destruction du bocage, des haies, la perte de ce "lacis serré" de talus, d’arbustes et d'épines qu’aujourd’hui tout d’un coup les autorités regrettent, combien peu d’écrivains français y ont porté attention ! Gracq au moins savait voir. La transformation radicale du paysage français intervenue au XXe siècle, - de ses campagnes du fait du remembrement, de ses villes du fait de l’architecture moderne, de ses banlieues du fait des grands ensembles, - il y a eu au moins lui, Julien Gracq, pour en avoir gardé trace, pour l’avoir remarquée et commentée. Peut-être est-ce dû à son métier de professeur de géographie. Mais ce métier, il l’a choisi, il correspondait bien à l’incomparable acuité de son regard, ce regard précis, intense, qu’il raconte avoir toujours eu, celui qu’enfant silencieux et attentif, par derrière la vitre d’un train, il promenait sur les contrées traversées.

Pour autant, Gracq ne s’attendrit ni ne s’émeut outre-mesure de l’arrachage des ronciers et des aubépines, de la grande tuerie de rouge-gorges, de scarabées et de musaraignes, de cet “écocide”, qu’ainsi décida une génération de préfets, d’ingénieurs des eaux et forêts et de syndicalistes agricoles. Il réserve son émotion à des êtres humains, non à des insectes et à des volatiles, encore moins à des plantes. Mais, si elle ne lui inspire pas des pleurs ni des odes, la destruction de la forêt de Gastine ne passe pas inaperçue de lui. Même, il la “documente”.


Et pourtant c’est lui, Julien Gracq, qui entre autres est cité comme exemple de ces littérateurs aveugles qui ne se sont pas intéressés aux immeubles qu’ils voyaient partout s’édifier autour d’eux : “Pas une ligne de Jean-Paul Sartre sur la reconstruction du Havre (où il enseignait avant la guerre), pas un mot de Simone de Beauvoir sur le cadre novateur du lycée Camille Sée (où elle enseigne en 1938), pas une analyse de Julien Gracq, si attentif à la ville et aux lieux de son enfance, sur la métamorphose qu’il a sous les yeux ; dans la génération de l’après-guerre, le témoignage de Pierre Vidal-Naquet (…), si riche d’indications sur le cinéma, la musique, la chanson, est vide de tout regard porté sur les bâtiments du moment (…). Résultat d’une « vision distraite » ? Eloignement-réflexe ? Distance prise avec l’architecture subie ? Ou effet sur des témoins parisiens de la longue léthargie de la construction dans une capitale épargnée par les destructions ?” (Joseph Abram, L’Architecture moderne en France, t. 2 ; Picard, 1999, p. 9-10).


Concernant Gracq, cette accusation de désintérêt est des plus injustes. La Forme d’une ville, malgré son titre, est avant tout un livre sur l’enfance. Pas un mot certes ne s’y lit sur la tour de Bretagne.


La tour de Bretagne. Elle n'intéresse pas Gracq...

Sartre est muet lui aussi sur la tour Montparnasse mais l’a-t-il seulement remarquée alors qu’il a fini de vivre sous son ombre, boulevard Quinet ? Ne fut-il pas aussi le roi des aveugles ? En revanche, la longue léthargie de la première moitié du siècle, Gracq l’a bien remarquée, tout autant que le surgissement de béton qui l’a interrompue et brisée.


Témoin cette autre lettrine qui suit immédiatement celui que j’ai citée :

“Du temps que les maisons étaient grises. Dans la mesure où on accorde à l'environnement matériel une influence sur la coloration des idées, sur le ton de la sensibilité, rien n’aura marqué davantage la génération qui est la mienne que l'incroyable figement du paysage rural et urbain pendant beaucoup plus d'un tiers de siècle, entre 1914 et 1950. Tout était transformation, et transformation rapide, du Second Empire à La Belle Époque, et jusqu'à 1914. Tout est bouleversement depuis vingt ans. Reste cet entre-deux paralysé, ce palier rigide au milieu de la courbe de croissance, ce ne bougeons plus singulier au milieu duquel nous avons poussé et grandi, et vécu jusqu'à quarante ans, sans que rien pousse ou grandisse autour de nous. Une génération du changement à vue se heurte aujourd'hui sans intermédiaire à une génération de la stagnation pure” (op. cit. p. 158).


Les deux textes, celui de l’historien de l’architecture, celui de l’écrivain, se répondent étrangement. L’un parle de léthargie puis de métamorphose, l’autre d’une stagnation suivie d’un bouleversement. Mais il est vrai que Gracq, pris qu’il est au sein d’une “période de construction hyperactive”, n’use pas pour l'évoquer d'un ton horrifié ni lyrique. Pourquoi du reste devrait-il s’émouvoir d’un “changement d’ère” qui n’affecte pas, en 1974, les lieux campagnards qu’il parcourt ?


D’autres changements retiennent son attention, par exemple ces mouettes en plein champs :

“Des changements se font d'année en année parmi la gent ailée que j'observe pendant mes promenades dans la campagne. Cet après-midi, c'est un vaste troupeau de mouettes que je voie pâturer au long de la route dans un champ de blé de la Sourderie : on dit qu'elles changent progressivement d'habitat, et soit la pollution, soit le dépeuplement de la mer, abandonnent la pêche côtière pour aller de plus en plus loin vers l'intérieur pâturer dans les champs (...). Qui passe des travaux de la mer à ceux de la glèbe déroge immanquablement : il n'y a sans doute pas un peuple où cette dégradation ne s'exprime par la chanson ou par la légende - et les animaux eux-mêmes ne sont pas exceptés : à voir ces magnifiques volateurs planer au ras des haies et sautiller si blancs sur la glaise mouillée, la perte de noblesse que l'homme inflige d'année en année au monde qu'il souille apparaissait évidente : ces plumages de neige pataugeant dans la boue du dégel étaient aussi dégrisants pour l'œil que des nomades sédentarisés” (op. cit. p. 166-167).


A Baudelaire son albatros “exilé sur le sol” et son cygne “frottant le pavé sec”, à Mallarmé son cygne pris dans la glace, à Gracq ses mouettes “sautillant sur la glaise”… A la différence de ses deux prédécesseurs, toutefois, Gracq ne file pas jusqu’à lui-même la métaphore. Il ne pose pas au Poète, il borne sa vision, vise à l’exactitude, à la datation précise. “La perte de noblesse que l'homme inflige d'année en année au monde”, les oiseaux en ont été victimes et non lui-même qui, tout comme ses semblables, a par sa présence causé leur changement d’habitat. Urbanisation, pollution remembrement, dépeuplement des mers, Gracq en a été l'acteur autant que le témoin passif. Il ne s’exonère pas de ce combat moderne auquel il a participé et dont il a tiré profit du seul fait de sa naissance en 1914. De même que, sans enthousiasme mais avec discipline, il a été soldat de la drôle de guerre.

Davantage que Breton, que Sartre, que Malraux, Julien Gracq incarne la France du XXe siècle, celle qui a survécu aux destructions et aux guerres sans se perdre et qui a subi les transformations des années 1950-1960 sans en souffrir mais sans rien oublier. Grâces lui soient rendues de ce qu'il ait su en parler.


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