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"Au point de vue de la morale et des moeurs..." 1


Les magistrats de la IIIe République appartenaient à un milieu plus homogène que de nos jours, ils étaient majoritairement issus de l’honnête bourgeoise conservatrice. Ce même vernis social et culturel ne les préservait pas des divergences de jurisprudence. Notamment lorsqu’ils devaient se prononcer sur des questions qui, ne relevant pas de la pure technique juridique, ne pouvaient pas pour autant être aisément résolues en y introduisant des considérations morales. Ainsi en est-il du mariage.

Devait-on le considérer comme étant, purement et simplement, “l’union sexuelle de l’homme et de la femme”, ainsi que cela était l’avis des deux grands civilistes de l’époque, Planiol et Ripert dans leur Traité de droit civil (I, 694 ; LGDJ, 1928) ? Auquel cas un impuissant n’avait pas le droit se marier. Ou bien, cette “union”, que le Code civil s’était bien gardé de définir, pouvait-elle, s’échappant ainsi à tire d’aile de toute crudité physiologique, être celle par laquelle l’homme et la femme s’aident, “par des secours mutuels, à supporter le poids de la vie” (Portalis, cité par Planiol & Ripert) ? Auquel cas, pourquoi ce même impuissant ne pourrait-il, dans cette épreuve que constitue “la vie”, secourir en toute chasteté une digne épouse ?

Cette absence de définition du type d’union que le mariage est appelé à légaliser a été voulue par les auteurs du Code. Imbus de pudeur et de bienséance, ils ne tenaient pas à voir ré-apparaître un quelconque “tribunal de l’impuissance”, comme ce fut encore le cas en 1697, lors de la célèbre affaire du marquis de Langey où celui-ci fut contraint, pour prouver sa virilité, de faire “acte de chair en public” (on conçoit que le pauvre homme s'en soit assez mal tiré car c'était là des conditions assez peu propres à l’excitation érotique). Cette pratique d’Ancien Régime n'avait suscité, aux yeux de Portalis et consorts, que trop “de difficultés et de scandales” et c'en est donc fini des procès pour impuissance. Oui, mais alors que faire des épouses insatisfaites ? Que faire également des “personnes de sexe indéterminé” ? Comment répondre facilement et clairement à de telles questions lorsque, comme dans la chanson de Jacques Brel, “on a été élevé comme moi dans la tradition” ? Interdire le mariage à de bonnes personnes honnêtes mais “inaptes à la génération”, cela revient à placer le sexe avant le sentiment. C’est faire se contredire le droit et la morale, consacrer l’inversion des valeurs, légaliser l’indécence ! Mais d'un autre côté, comment faire taire "les voix de la nature", décevoir les légitimes attentes de descendance, rester sourd aux injonctions procréatives de l'Eglise ?

D’où les embarras et contradictions de jurisprudence que le chroniqueur juridique du Mercure de France de 1907 s’est amusé, ici, à recueillir. On relèvera avec intérêt que, selon ce chroniqueur, l’une des conséquences du moralisme pudibond de certaines juridictions d’alors pouvait être d’ôter tout obstacle juridique au mariage homosexuel.


***


“Le Recueil général des arrêts de Sirey publie, dans son volume de 1906, un arrêt de la Cour de Lyon, statuant sur l'importance du sexe dans le mariage, question au sujet de laquelle les tribunaux et les cours d'appel sont loin de s'entendre. La cour de Lyon était saisie d'une opposition à mariage faite par les père et mère d'un jeune homme physiquement incapable, prétendaient-ils, de contracter mariage, par suite d'une opération qu'il avait dû subir. La cour de Lyon rejeta l'opposition par ces motifs :


Attendu que le sexe de M. B. n'est pas douteux ; que ses parents se contentent d'alléguer qu'il a subi une opération qui le rend aujourd'hui impuissant ; que, dans ces conditions, on ne saurait lui refuser le droit de contracter mariage.


La conclusion peut surprendre de simples mortels qui s'imaginent que la question sexuelle est d'une certaine importance dans le mariage.

Au contraire, la cour de Douai juge que le défaut de sexe, caractérisé par l'absence des organes constitutifs du sexe, est une cause de nullité du mariage.


Attendu, dit son arrêt, que la dame G., n'ayant, de l'avis des médecins, ni vagin, ni ovaires, ni matrice, et dénué des organes constituant le sexe féminin, bien qu'elle possède des des seins, la conformation du bassin, et le clitoris, qui sont l'apanage externe de ce sexe ; qu'en réalité elle n'est pas une femme, mais une personnalité incomplète, avec la loi avec laquelle la loi n'a jamais voulu imposer l'union à un homme qui, ignorant ce défaut d'organisme lorsqu'il a contracté mariage, ne peut être censé en avoir accepté les conséquences ; attendu qu'au point de vue de la morale et des mœurs le législateur n'a jamais pu vouloir prescrire le maintien d'une union dans laquelle il ne pourrait exister que des relations immorales ou même contre nature entre les époux.


Mais la Cour de cassation a cassé cet arrêt, décidant que, pour que le mariage soit valable, il suffit que le sexe de chacun des époux soit reconnaissable et qu'il diffère de celui de l'autre conjoint. Et comme il lui a semblé que Mme G. pouvait être classée dans le sexe féminin, puisqu’elle en avait ‘l’apanage externe”, M. G. est condamné à demeurer le mari d'une femme qui n’en est pas une.

La Cour de cassation avait été plus catégorique encore, et avait déclaré que l'absence même totale des organes sexuels n'est pas une cause de nullité du mariage, parce que “le mariage est avant tout l'union de deux personnes intelligentes et morales ; que la femme ne peut être rabaissée au point de ne la considérer que comme un appareil sexuel et de ne voir en elle qu'un organisme propre à faire des enfants et à satisfaire les passions du mari”.

Avec cette théorie que le mariage est l'union des âmes, on arrivera rapidement à la validité du mariage entre personnes de sexe identique.

Nîmes juge dans le même sens, Montpellier dans le sens contraire, et l'accord ne se fera probablement jamais sur cette question, comme sur beaucoup d'autres.

Les Malgaches, paraît-il, n'épousent une fille que lorsqu'elle a eu au moins un enfants. Leur précaution n'est pas si ridicule devant les contradictions de la jurisprudence” (J. Théry : Questions juridiques ; Mercure de France, 1er février 1907, p. 531-532),



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