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Les mal-lotis : "Le Destin des Malou" de G. Simenon


Les romans de Georges Simenon commencent, plutôt qu'ils ne finissent, par un événement spectaculaire et décisif. Dans "Le Destin des Malou", ce sera la mort par suicide, aux toutes premières pages du roman, de son principal personnage : Eugène Malou.

Eugène Malou, c’est le chef de la lignée des Malou, tribu familiale qui, malgré le nombre réduit de ses membres (les parents et deux enfants), se distingue fortement, de par sa morale relâchée et sa fortune récemment acquise, du petit monde bourgeois et provincial dans lequel, à Moulins, elle est censée trouver sa place : « Les Malou (...) étaient évidemment différents des autres. Son père ne ressemble à personne qu’il connaissait, il était bien d’une race à part. Toute la maison en était marquée. Sa mère, Corine, lui-même faisaient partie d’un monde qui était le monde Malou » (G. Simenon, « Le Destin des Malou » ; Ed. Rencontre, 1969, O.C. tome 23, p. 274).

La disparition d’Eugène Malou suffit à désintégrer et disperser cette famille peu unie (l’épouse superficielle et dépensière ; la fille sexuellement « libérée » dont les frasques épouvantent le Moulins bien-pensant ; le fils, distant, qui juge sévèrement sa mère et sa sœur tout en ignorant son père). Et les causes apparentes du suicide de Malou (la ruine, très médiatisée par une campagne de presse haineuse, de son entreprise de promotion immobilière - ce n’est que plus tard que l’on apprend que la cause principale de sa mort est la connaissance prise par lui de ce qu’il est atteint d’un cancer irrémédiable) coupent tout espoir pour les uns et les autres de se maintenir dans la bonne société bourbonnaise. Malgré tout, le jeune fils d’Eugène, Alain, décide de rester dans la ville, le temps nécessaire pour lui de découvrir le passé et la personnalité réelle d’un père qu’il a fort mal connu de son vivant. Le déroulement du roman coïncide donc avec le temps exigé par cette enquête. Il se termine quand Alain Malou, ayant reconstitué les éléments épars du destin social et professionnel d’Eugène Malou (il n’est pas question de sa vie amoureuse) et s’estimant suffisamment fixé sur ce point, décide de quitter Moulins pour Paris pour y vivre à son tour « une vie d’homme ».


"Le Destin des Malou" relate donc l’échec d’Eugène Malou : Echec de son ascension sociale : il meurt ruiné et banni. Echec de sa paternité : ses enfants renoncent à sa succession tant matérielle (il ne laisse que des dettes) qu’affective (même Alain, le seul à s’intéresser à lui, même si ce n’est que post mortem, refuse d’emporter avec lui quoique ce soit qui vienne de lui et, rêvant de se caser honnêtement et sans brûler les étapes, se promet de ne pas suivre le modèle paternel de réussite sociale rapide et provocant). Echec de son projet immobilier, enfin, et auquel nous allons davantage nous intéresser, celui du lotissement de « Malouville ».

Ce triple échec ne saurait surprendre ; Simenon, en accord en cela avec le Paul Bourget de "L’Etape", pensait qu’il fallait au moins deux générations pour réaliser une véritable ascension sociale et personnelle : « Son père, jadis, avait débarqué à Paris en troisième classe. (...) Puis il avait voyagé en première, et peut-être son seul tort avait-il été de ne pas passer par la transition des secondes (…). Pourquoi [Alain] ne deviendrait-il pas médecin ? Cela ne se situe ni tout en bas ni tout en haut. Chez les Malou, on avait toujours été ou trop bas ou trop haut, parce qu’on était obligé de faire vite. Maintenant, il avait le temps, lui » (op. cit., p. 393).


Malouville, c’était le rêve d’Eugène Malou, le nouveau village entièrement conçu par lui et sur la place centrale duquel il avait pensé que l’on érigerait sa statue. N‘y voir finalement qu’un simple lotissement, c’est, dans la France des années 30, déjà porter un jugement dépréciatif. Car les lotissements avaient mauvaise presse et ce en raison des déficiences de leur régime juridique : « Jusqu’en 1919, aucune règle légale ne vint présider à l’extension croissante de nos cités effectuées sous la forme rapide et dangereuse des lotissements. Cette absence de réglementation eut des conséquences désastreuses. Violation des données les plus élémentaires de l’hygiène, absence d’égouts, manque d’eau potable et d’éclairage, contribuaient à faire de ces lotissements des faubourgs sordides et misérables » (Répertoire général alphabétique de droit français, Supplément, Sirey, 1936 ; V° Urbanisme, § 27).

Tant les journalistes que les écrivains et les hommes politiques s’empressaient alors de maudire ce qui n’était pas seulement une technique - parfaitement légale et très ancienne - du droit de la construction ou un élément - pas plus hideux qu’un autre - du paysage mais l’expression d’une pathologie sociale et urbaine. Les lotissements étaient qualifiés de « lèpre » ou de « plaie sociale ».

Le lotisseur était une figure aussi honnie que le sera celle du « promoteur » dans les années 70 (il disputait cette détestation au propriétaire-bailleur : le fameux « M. Vautour ») et c‘est notamment pour mettre fin à ses agissements qu’ont été adoptées (avec d’ailleurs de modestes résultats) les premières lois françaises d‘urbanisme : « Le préfet de la Seine, dans son mémoire du 15 décembre 1921, a fait un exposé de la situation des lotissements en banlieue et n’a pu que reconnaître l’impuissance de son administration pour obvier à cet état de choses. (…) Les lotisseurs entendent réaliser au détriment des communes et des départements des bénéfices exagérés, sans se soucier des résultats néfastes de leurs spéculations C’est au législateur de les arrêter dans cette voie en leur imposant l’aménagement, préalable à toute construction, des groupes d’habitation ou des lotissements qu’ils créent » (Proposition de loi relative aux plans d’aménagement et d’extension des villes et aux lotissements, exposé des motifs ; JOCD, Doc. parlementaires, 29 juin 1922, p. 1254).


Les références faites à la situation misérable des lotissements se rapportent à une époque assez nettement antérieure à celle à laquelle écrit Simenon (1947). Mais la France qu’il décrit dans le Destin des Malou, par delà l’interruption due à la guerre et au départ de Simenon pour les Etats-Unis, est une France provinciale des années 20 et 30 qui, bien que touchée par la modernité, est restée archaïque par bien des côtés. D’un coté, la rue principale de Moulins est certes déjà affectée par une modernité bruyante et criarde : « la grande route en somme, trop étroite avec ses autos, son tram, ses magasins et son Prisunic à la façade agressive... ” (Le Destin des Malou ; op. cit., p. 211).

Mais, à quelques pas, continue de somnoler la ville ancienne : « Une petite place aux pavés ronds, avec, dans son centre, une délicate fontaine Renaissance " (op. cit., p. 220) et, plus loin, « en bordure de la ville » : « un quartier tranquille (…) ; rien que des petites maisons d’employés, d’officiers et de retraités ». N’oublions pas non plus que Moulins et sa région, c’est le lieu de naissance de Maigret tel qu’il est décrit dans l’Affaire Saint-Fiacre : « Les maisons n'étaient pour la plupart que des bicoques. Et cela se concevait, puisqu'il n'existait pas de petits propriétaires. Rien que de grands domaines, dont l'un, celui du duc de T..., englobait trois villages. Celui de Saint Fiacre avait comporté 2.000 ha, avant les ventes successives…” (G. Simenon, «L'Affaire Saint-Fiacre » ; Romans, t. 1, Pléiade, p. 169). On s’y éclaire à la lampe à pétrole, on ignore la salle de bains, on y vit à l’ombre de l’église et du château et, aux yeux de Simenon, c’était là la marque d’« un ordre hiérarchique et stable, que garantissait la domination d'une famille et l'autorité morale des notables” (J. Dubois, Note sur « l'Affaire Saint-Fiacre » ; Romans, t. 1, Pléiade, p. 1359.

Les analogies, symétries, ressemblances sont, d’ailleurs, nombreuses entre le Destin des Malou et l’Affaire Saint-Fiacre. Lorsque Brasillach écrit à propos de l‘Affaire Saint-Fiacre : "[Simenon] aime à peindre les tragédies familiales, obscures, inquiétantes, dans de petites villes qu'on croirait sans histoire, il décrit les déchéances, causé par les revers de fortune, les changements sociaux..." (cité in : J. Dubois, op. cit. p. 1361), cela pourrait aussi bien s‘appliquer au Destin des Malou.


L’arrivée dans un tel monde d’Eugène Malou, alias Malow ou Malowski, né en Pologne d’un misérable et d’une folle, lui-même ancien anarchiste reconverti dans les affaires et qui nourrit en lui-même des idées de villes nouvelles et de revanche sociale, c’est la certitude d’un heurt ou d’un contraste, sinon d’un conflit. C’est aussi l’importation d’une forme urbaine qui, née dans la proche banlieue parisienne du fait de la pression foncière que celle-ci connaissait à l’époque, vient ici curieusement se greffer sur une région en déclin, menacée par l’émigration plutôt que par le trop-plein. Car c’est sur un ancien domaine seigneurial, et au détour d’une route de campagne, que surgissent, inattendus, les pavillons colorés de Malouville, cernés de voiries en travaux et précédés de panneaux publicitaires : « Alain (...) vit un panneau gigantesque, cinq ou six fois plus grand que ceux qui annonçaient les apéritifs ou les marques de pneus le long des routes de France. C’est à Malouville que vous trouverez le site et la maison de vos rêves. » (op. cit., p. 291).

Simenon en profite pour tracer là le tableau classique du lotissement en voie d’achèvement : «Une quarantaine de maisons, pour le moins, étaient habitées, presque autant, restaient vides, certaines inachevées, sans portes et fenêtres, et partout, entre elles, des terrains jalonnés déjà attendaient des acquéreurs. Les avenues, les rues étaient tracées, cimentées, avec leurs trottoirs, leurs poteaux électriques et téléphoniques. Quelques-unes, qui ne comportaient pas encore une seule habitation, avaient cependant une plaque portant leur nom » (op. cit., p. 293). Simenon insiste sur l‘aspect éclatant et artificiel des maisons déjà construites, artificialité qui évoque déjà un peu la maison de Mon Oncle : « [Les maisons] ne rappelaient en rien celles qu’[Alain] venait de voir dans la grand-rue. C’étaient plutôt des villas, des jouets, à tel point qu’on pouvait se demander si elles avaient été bâties pour être habitées ou pour le plaisir des yeux. Elles étaient largement séparées les une des autres par des pelouses, par des jardins, et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se retrouvaient ici, toutes les formes aussi, qu’un enfant s’ingénie à constituer avec un jeu de cubes ». Cette disharmonie se retrouve dans l’aménagement intérieur : « Une certaine gêne avait saisi [Alain] dès son entrée. Certes la maison était jolie, pimpante. Il ne s’en rendait pas moins compte qu’il y manquait quelque chose. Le fauteuil dans lequel il était assis par exemple, un fauteuil d’osier avec des coussins rouges, n’avait nulle part sa place déterminée, comme dans les maisons qu’il avait vues tout le long du chemin. On aurait pu le mettre dans n’importe quel coin. Les vieux meubles de Foucret avaient l’air, eux aussi, dépaysés dans cette ambiance. Foucret lui-même, avec sa chemise blanche, sans col, ses bretelles, ses pantoufles » (op. cit., p. 298).

A première vue, Malouville se greffe avec autant de difficultés dans son environnement « rurbain » qu’Eugène Malou dans la bourgeoisie de Moulins. Mais cet écart est-il imputable à une erreur architecturale et urbanistique qui entacherait le projet et expliquerait son échec ou, au contraire, à un sens de l’anticipation qui serait à mettre au crédit de son concepteur et qui, par delà des déconvenues immédiates, garantirait à terme la réussite de l‘opération ? Visiblement, Simenon est convaincu du bien-fondé de la seconde réponse. Selon lui, Eugène Malou est un pionnier génial et - certes - sous un autre nom et sans sa statue - Malouville lui survivra et fera la fortune de ses repreneurs : “Il paraît que c’est le comte et Bigois qui détiennent la majorité des actions. On raconte qu’ils vont obtenir sans difficulté une ligne d’autobus et qu’ils bâtiront une cinquantaine de maisons l’année prochaine. Comme on dit chez nous, il en faut toujours un pour essuyer les plâtres, vous comprenez ? ” (op. cit., p. 302).


D’où vient l’échec premier de Malouville ? Au fait que ce projet était en avance sur son temps et notamment sur le parc d’automobiles existant à l’époque. Malouville est situé à 4-5 km du terminus de la ligne de tramway desservant Moulins. D’où des désagréments pour des habitants qui dépendaient des transports en commun et pour qui il était « dur d’aller deux fois par jour en ville à pied et d’en revenir à la nuit tombée » (op. cit., p. 296). A ces difficultés, Eugène Malou avait des réponses toutes prêtes : « [Il] voyait loin. Par exemple, quand on lui a objecté que le lotissement était à cinq kilomètres de la ville, il a pris un crayon et du papier. Il a cité des chiffres, le nombre d’autos que l’on vend chaque année, et il a prouvé que, dans peu de temps, il y aura beaucoup moins de ménages sans voitures que de ménages avec voiture... Alors, n’est-ce pas, quand on a une auto, on a envie de s’en servir » (op. cit., p. 299).

Comme le pensaient déjà certains urbanistes de l’entre-deux-guerres, Malou estimait en effet inéluctable et nullement maléfique le développement de « l’étalement urbain » et de son corollaire : l’étalement des transports. « A la ville-point actuelle née au temps de la marche à pied, en vue de mettre les habitants à moins d’une heure de parcours par ce moyen (...), tend à se substituer une ville étirée en longueur, d’après les opportunités de la circulation automobile et son trafic de porte à porte(…). Les habitants de la cité linéaire, en partie ravitaillés sur place, jouissent ainsi des avantages propres à la campagne et à la ville et par la facilité des transports et les possibilités indéfinies d’extension, sans accroissement de l’encombrement, elles offrent en outre les avantages propres aux cités-jardins… » lisait-on dans la revue «Urbanisme » .

Mais, à court terme, la question de la desserte Malouville-Moulins devait être concrètement résolue, et sans attendre le terme du processus de banalisation de l’automobile ! Dans un premier temps, Malou tente d’obtenir un prolongement de la ligne de tramway et, comme la décision dépend de l’administration et des « politiques », il entreprend de corrompre ces derniers : “Dix fois, vingt fois, le Conseil municipal en a délibéré. Et chaque fois, votre père les arrosait un bon coup. Il y en a qui ont fait leur pelote, parmi ces messieurs, je vous assure. Un beau jour, ils se sont aperçus que cela ne les regardait pas, que Malouville n’était pas sur le territoire de la commune et qu’il fallait s’adresser au Conseil départemental. Encore des mois, pour ne pas dire des années. Toujours des pattes à graisser, des dîners, des cadeaux, des petits services de toutes sortes. (…) Et on bâtissait ! Et on achevait la route qui coûtait des millions... Puis voilà que cela ne regardait plus le département, mais les Ponts-et-Chaussées et que l’affaire relevait de Paris... de jolies canailles, allez ! Votre père recommençait à Paris, voyait des députés, des ministres, qui lui coûtaient encore plus cher et qui ne lui donnait que de belles paroles en échange de son argent » (op. cit., p. 295).

Une fois cette solution explorée et abandonnée, Malou imagine de se faire lui-même entrepreneur de transports. Cette fois-ci, l’échec est juridique : « [Il] a voulu en finir et il a acheté un car pour assurer lui-même le service. Je ne sais pas si vous vous souvenez du raffut que cela a déclenché ? On lui déniait le droit de faire le transport des passagers. On lui refusait la licence. La compagnie des tramways et la compagnie des autobus lui intentaient un procès (...). «Vous me refusez le droit d’être entrepreneur de transports, ripostait-il. Soit. Je ne ferais pas payer. J’emmènerai les passagers à titre gratuit ». Et on trouvait encore je ne sais quel article de loi pour l’en empêcher. « Vous ne voulez pas que je les transporte avec mon car ? Soit ! Je n’ai plus de car. Il ne m’appartient plus. Je l’ai vendu aux habitants de Malouville, qui possèdent chacun une action. Ils ont bien le droit de se réunir pour acheter un autocar et de voyager dans ce véhicule qui leur appartient ? » On a plaidé. C’est votre père qui a fini par avoir tort » (op. cit., p. 296).


Il ne faut pas chercher dans ce récit, que Simenon place dans la bouche d’un des colotis de Malouville, un exposé parfaitement exact des obstacles juridiques auxquels pouvait se heurter un lotisseur opérant dans les années 1930. Les entreprises de transports collectifs n’étaient pas, au stade de la « licence », astreintes de respecter des réglementations tatillonnes et les élus locaux n’étaient pas chargés de les appliquer. En revanche, il est vrai qu’en raison de l’extension des banlieues et de la faiblesse des moyens de transport individuels, les transports urbains, autobus et tramways, constituaient un marché plus disputé que de nos jours. Dans ce marché malgré tout assez étroit, les collectivités locales intervenaient très activement, non pas par la délivrance des licences mais par l’exercice de leurs pouvoirs de police générale. La plupart des compagnies de transports urbains existantes étaient placées sous contrôle municipal, soit par une exploitation en régie, soit par le biais d’importantes subventions et elles exerçaient un monopole de fait. Dès lors qu’une compagnie nouvelle entrait sur le marché, le maire usait de ses pouvoirs de police de la circulation et de la sécurité des voies. Il réglementait arrêts et stationnements de manière à empêcher les véhicules du nouvel entrant d’attendre des passagers ou d’en charger sur son trajet. Appelés à juger des conflits qui en résultaient, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, dès le milieu du XIXe siècle, ont mis au point une jurisprudence plutôt protectrice à l’égard des pouvoirs de réglementation des maires et du monopole des entreprises publiques de transport (Cass. 16 septembre 1841, Jamet ; Cass. 2 décembre 1841, Gazagne, cités in : Rép. jur. alphabétique, 1905, V° Voitures publiques, § 106-108 - CE, 7 décembre 1888, Pouthas, Rec. p. 920, concl. Gauvain).

Cette jurisprudence a trouvé son aboutissement dans l’un des « Grands arrêts de la jurisprudence administrative » : l‘arrêt «Société des autobus antibois » (CE, 29 janvier 1932, Sté des autobus antibois ; RDP 1932, p. 505, concl. Latournerie ; GAJA, 9e éd., p. 276. Cet arrêt, en réalité peu novateur, tire sa célébrité d’un rapprochement anachronique avec la théorie du «service public »). On comprend que, devant une telle forteresse administrative, Eugène Malou n’ait pas été de taille…


Et pour parachever l‘échec de l‘opération : « l’histoire du tout-à-l’égout (…) a déclenché les premières campagnes » (op. cit., p. 300). Autre allusion à un fait d’époque qui plombe définitivement l’attractivité de Malouville : son assimilation à un « lotissement défectueux ». On désignait par ces mots « ces innombrables lotissements qui sortent de terre sans qu’aucun travail de viabilité ait été exécuté, sans canalisation d’eau potable ni évacuation d’eaux résiduaires et sans raccordement avec les voies existantes, (…) parfois réalisés sur des terrains impropres à l’habitation ou inondables une partie de l’année" (Proposition de loi relative aux plans d’aménagement et d’extension des villes et aux lotissements, exposé des motifs ; op. cit. p. 1254).

Une loi, entrée en vigueur le 15 mars 1928, afin de donner la possibilité financière aux « mal-lotis » d’entreprendre les travaux nécessaires, avait donné l’occasion, une fois de plus, aux élus et à la presse, de stigmatiser lotisseurs et lotissements. Appliquer à Malouville les dispositions de la loi de 1928 et en informer la presse locale n’était donc pas de nature à lui faire une publicité très avantageuse ! L’intérêt de Malou était bien entendu tout autre. Il était de faire en sorte que Malouville fut associé, dans l’esprit du public non pas à un lotissement, encore moins à un lotissement « défectueux » mais à une de ces cités-jardins dont les revues d’urbanisme faisaient alors des descriptions émerveillées : « Au milieu, on a tracé quelques rues et petites places aux noms charmants (Place des Acacias, rue des Rosiers, Rue des Narcisses, etc.), le long desquelles ont été semées de séduisantes maisons » (Stéphane Claude, la Cité-jardin Ungemach à Strasbourg ; Urbanisme n° 6-7, 1932, p. 182). Les ressemblances sont telles avec Malouville que je ne doute pas que Simenon ait lu et annoté ce numéro de la revue, entièrement consacré aux cités-jardins : « Ce n’était pas un village comme les autres. Ce n’était pas une ville. De larges avenues dessinées par des arbres qui, plantées depuis quelques années seulement, étaient encore frêles, et les avenues portaient le nom de ces arbres : avenue des Acacias, avenue des Tilleuls, avenue des Pins, avenue des Chênes » (Le Destin des Malou ; op. cit., p. 292).


La cité-jardin, telle que son concept a été popularisé en France, peut être, il est vrai, regardée comme un simple lotissement résidentiel « haut de gamme », se distinguant de ses humbles cousins par une plus grande qualité de construction et de traitement paysager : « Très vite, la cité-jardin allait se confondre avec les lotissements résidentiels en banlieue … La cité-jardin devient ainsi un substitut non pas de la ville elle-même, mais de l’habitat collectif en centre-ville… » (F. Loyer, Histoire de l’Architecture française, de la Révolution à nos jours ; Menges, 1999, p. 221).

Ce qui rattache Eugène Malou à ce courant, outre le soin qu’il aussi accorde à l’aspect extérieur de ses pavillons et à la composition urbaine, c’est l’ambition qu’il attache à son projet. Ainsi veut-il en étendre le modèle, au besoin avec l’appui du législateur : « Malouville ne devait être qu’une expérience, un échantillon de ce qui restait à faire... Ton père rêvait d’obtenir que toutes les villes d’au moins cinquante-mille habitants soient obligées par une loi de bâtir, à proximité, une cité nouvelle, comme Malouville... Tu retrouveras ce prospectus dans la valise... On y parle des taudis, des banlieues lépreuses, de la nécessité de semer à travers toute la France la graine des villes de demain... Cela, c’est Malou qui devait en être l’artisan... Tu ne ris pas ? Tu ne souris même pas ? Il y avait des gens qui venaient chez nous et qui faisaient semblant, eux aussi, de prendre tout cela au sérieux...” (op. cit. p. 355-356).

Et il est vrai que c’est inattendu et que nous quittons là, tout d’un coup, le monde peu reluisant des lotisseurs escrocs plantant dans la boue des «cabanes à lapins » pour y abandonner leurs pauvres mal-lotis. Voici Eugène Malou qui se met à vouloir ressembler à Henri Sellier, ce maire socialiste de Suresnes et président du Conseil général de la Seine, qui a tant oeuvré pour le logement social et qui se proposait, en 1921, soit deux ans après l’adoption des premières lois d’urbanisme, « d’édifier des agglomérations propres à (…) servir d’exemple aux lotisseurs qui depuis trente ans ont littéralement saboté la banlieue » et « d’assurer à la population laborieuse, manuelle et intellectuelle, un logement présentant le maximum de confort matériel, des conditions hygiéniques de nature à éliminer les inconvénients des grandes villes et des modes d’aménagement esthétique contrastant singulièrement avec la hideur des formules trop généralement pratiquées » (H. Sellier, Habitations à bon marché du département de la Seine ; Massin, 1921, p. 6 ; cité par : F. Loyer, op. cit., n. 671).

En termes d’image, tout le problème d’Eugène Malou était donc de passer du lotissement honni à la bien-aimée cité-jardin !


Le décor est ainsi campé, témoignant chez le romancier d’une grande finesse dans l’utilisation de ses sources. Il serait pourtant inexact d’en rester à ces notations historiques et de faire de son personnage un reflet fidèle mais stéréotypé du type d’individu que l’on pouvait croiser en 1935 parmi les professionnels de la construction et de l’aménagement. Eugène Malou possède par rapport à eux une originalité qui n’est pas si futile : il ne s’intéresse pas au jardinage et il ne se soucie nullement d‘en faciliter l‘usage à ses acquéreurs de lots. Ces derniers, braves banlieusards encore proches de leurs origines paysannes, sont quelque peu désemparés de se retrouver ainsi privés de leur loisir favori. Mais Eugène Malou l’a voulu ainsi : « Alain se souvenait des jardinets derrières les haies, des carrés de choux, des clapiers, des poules et des tas de fumier. Il se rappelait les soirs d’été, avoir vu les hommes bâcher ou bricoler, les femmes arroser les plates-bandes ou pointaient les légumes nouveaux. Est-ce qu’on pouvait bâtir de semblables cabanes, autour des maisons de Malouville ? Est-ce qu’on pouvait traîner dehors, en bras de chemises ?" (op. cit., p. 298).


En cela, Malou se démarque de ses confrères urbanistes ou bâtisseurs. Les textes que ces derniers ont laissés abondent en célébrations, le plus souvent niaises et convenues, de l’activité jardinière : « Rosiers grimpants, lianes, lierre, voilà qui est laissé à l’initiative et au goût des habitants. Et les résultats obtenus dépassent toutes les prévisions. Le soin avec lequel chacun cultive son jardin, après la journée de travail, le point d’honneur que chacun met à montrer la façade la mieux fleurie n’ont guère besoin d’être encouragés par des concours d’émulation (…). Le travailleur, dès sa journée terminée, récupère ses forces, dans un milieu extrêmement sain et y goûte cette délicieuse détente tant physique que spirituelle (…). Et le soir, en regagnant sa maison fleurie, (…) traversant les faubourgs immédiats, sans grâce, sans arbres et sans gaieté, [il] fait de lui-même la comparaison et n’envie nullement les appartements calculés au m² » (E. Weiler, La Cité sous les fleurs (le Plessis-Robinson) ; Urbanisme, 1932, n° 6-7, p. 186).

L’abbé Lemire, certes, avec sa « Ligue du Coin de terre et du Foyer » et son action en faveur des jardins ouvriers, continuait encore de marquer les esprits mais pas seulement lui. Cette insistance sur les vertus morales et éducatives du travail de la terre apparaît comme un écho certes affaibli mais encore vivace de ce mythe agrarien et nationaliste qui, jusqu’au Maréchal, a rêvé la France comme « une espèce de ruche vertueuse, utopie dégénérée où des laboureurs en uniforme et au front barré par la cicatrice de l’honneur fécondent, à la charrue et en chantant des hymnes patriotiques, la parcelle de sol national qu’ils ont reçue en légitime mariage » (G. de Puymège, Chauvin, le Soldat-laboureur ; Gallimard, 1993, p. 281).

Voici comment, dans un même pathos moralisant, s’exprimait en 1922 Georges Risler, président du Musée social et de l’Union des fédérations d’organismes HBM et inspirateur des lois d’urbanisme de 1919-1924 : « Faire des propriétaires ! Mais c’est d’abord sauver une quantité de femmes et d’hommes du taudis meurtrier et c’est ensuite les élever moralement de la manière la plus immédiate. Oh ! Le changement n’est pas long à se produire. L’ivrogne a vite oublié le chemin de l’Assommoir ; tout ce dont il peut disposer en dehors des dépenses inévitables est consacré à l’enjolivement de sa maison, au développement de son jardin. Et l’anarchiste de la veille devenu propriétaire ! Il ferait beau voir que les camarades vinssent en bande pour essayer de nationaliser sa petite propriété ; ils seraient bien reçus ! (…) Les hommes propriétaires d’une parcelle du sol national sentent plus vivement que jamais l’étendue de leurs devoirs envers la patrie » (G. Risler, la Crise du logement ; Plon, Bibliothèque du Musée social, 1922, p. 121).

Eugène Malou, dont le fils redécouvre le passé d’anarchiste-libertaire, ne parle certainement pas ce langage : “On lui disait que les gens, surtout les petits rentiers - et ce sont de petits rentiers qui sont venus habiter ici - aiment avoir un jardin avec des légumes, des bêtes... Il répliquait que les oeufs reviennent plus cher qu’au magasin, que les lapins sont un souci et ne rapportent pas, que, dans quelques années, personne ne prendra la peine de faire pousser ses légumes (…). Je l‘entends encore s’écrier : « Et le cinéma ? Vous oubliez le cinéma ! On ne peut pas aller au cinéma et arroser son jardin. Or le cinéma... ». Il donnait encore des chiffres, le nombre de salles, le nombre de gens qui y vont chaque soir. Il voulait bâtir une salle à Malouville. Il y avait déjà installé des jeux de boules, des jeux de quilles, deux tennis... « Il y aura une piscine... » affirma-t-il, « et les gens préfèreront se baigner les soirs d’été qu’aller ramasser de l’herbe pour les lapins ». Il était en avance, vous comprenez ? ” (op. cit., p. 299).


En avance, effectivement, et pas seulement dans ses conceptions urbanistiques. Là où Georges Risler, inconsciemment archaïque, voyait dans ce qu’il appelait « les familles saines » une des composantes essentielles de la ville future (« Sans maisons saines, pas de familles saines ; sans familles saines, pas de nation saine », G. Risler, op. cit. p. 118), Eugène Malou a fait de sa famille à lui une immaitrisable pétaudière, annonciatrice de ce « désordre sans tension » qui, selon Henri Mendras, caractérise l’organisation familiale contemporaine. Le soir, quand le travailleur idéal des cités-jardins, « récupérait ses forces, dans un milieu extrêmement sain », bêche sur l‘épaule et arrosoir à la main, Malou, « les épaules lasses, la voix plus rauque d’avoir discuté tout le jour, (…) se laissait tomber dans un fauteuil (…) ». Et il lui arrivait de s’y endormir, « écrasé de fatigue, la bouche entrouverte » Ne menant lui-même une vie ni saine ni vertueuse, il ne prétend pas inciter ses colotis à en mener une ni faire d’eux « une pépinière de véritables électeurs », « où régnera la plus parfaite élévation morale et intellectuelle » (G. Risler, op. cit. p. 121-122).

Eugène Malou se contente de mettre à leur disposition les instruments de l’hédonisme contemporain, cinéma, tennis et piscine.

Énumération à laquelle il manque toutefois cet élément de paresse casanière qu’est la télévision, devant laquelle lui-même, dans sa fatigue de fin de journée, aurait pu s’affaisser sans honte et qui, tout autant que l’automobile, aurait permis aux habitants de Malouville de raccourcir ou d’oublier la distance les séparant de la vraie ville et de la vraie vie.


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