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"L'art représente la plus grande défaite des hommes" 2


La religion de l’art existe. On peut l'analyser à travers les mêmes catégories que celles énumérées dans le post précédent. Elle comporte ses athées et ses indifférents, (François Hollande par exemple), ses saints et ses prophètes (Proust, Flaubert), ses pratiquants réguliers (bibliophiles et discomanes, abonnés des salles de concert, peintres du dimanche, etc.), ses croyants-non pratiquants (le public moutonnier des expositions du Petit ou du Grand Palais : cette “foule ahurie” qu’évoque Mauriac et dont il faisait lui-même partie), ses déistes (Kant peut-être et, à un niveau plus modeste, la plupart des chefs d’Etat qui, de Napoléon à Macron et Sarkozy, éprouvent pour la culture un respect lointain et intellectuel car ils la croient, comme la religion, utile sur le plan politique).

Notons qu’en 1906, - soit au moment même où Proust se convertissait à la religion de l’art pour n’en plus sortir -, le philosophe Théodule Ribot (il n'y a vraiment que moi pour aller lire des auteurs pareils et y prendre plaisir !), découvre, de son côté, ce phénomène. Il en souligne la nouveauté qu'il met en rapport avec la perte du sentiment religieux : "Historiquement, cette passion de l’art - aveugle, sans limites et presque intolérante - est d’éclosion récente et on n’en trouve guère d'exemple avant le XIXe siècle. Pourquoi ? D'abord, parce que l'art est devenu pour beaucoup un substitut de la religion défaillante, la forme préférée d'un idéal qui console de la vulgarité journalière" (T. Ribot : La passion esthétique ; Revue bleue, 6 octobre 1906, p. 418). Il prend ensuite comme base de comparaison et d'analyse, ce même sentiment religieux :

“A titre d'éclaircissement, comparons les degrés de la vie esthétique à ceux de la vie religieuse, plus communs, plus saisissables, mieux connus. Il y a les croyants sincères, constants dans leur foi, réguliers dans leur pratique, mais sans idéalité. Il y a au-dessus la foi ardente, supérieure, de ceux qui s'adonnent à la vie religieuse avec ferveur, mais qui sont en garde contre tout excès (passion moyenne). Au-dessus encore la foi enflammée qui, sous la forme de l'ascétisme, du mysticisme ou du fanatisme, consume l'homme tout entier. La passion esthétique à sa phase correspondante. Voyons les caractères qui lui sont propres.

La passion esthétique commence quand l'art est posé comme bien absolu, suprême, désirable, objet d'un amour sans bornes, sans restriction, égal aux formes extrêmes de l'amour humain ou de l'amour divin. Le créateur ou le dilettante attribuent à l’art un caractère sacré ; c'est une religion dont ils sont les prêtres...” (op. cit.).


La comparaison n’est certes pas parfaite. Il reste difficile de reconnaître, dans la hiérarchie des passions artistiques, celle qui, par exemple, correspond, dans les religions instituées, aux agnostiques : qu’il existe une hiérarchie entre les diverses productions et activités humaines, que l’art y occupe une place éminente, voire la toute première et qu’il s’incarne dans des objets réels, cela fait en effet l’objet d’un consentement général. Pour reconnaître la puissance de ce fait social, nul besoin de ressentir personnellement des émotions esthétiques. Et que l’art ait une existence positive ne fait davantage naître de doute chez personne, alors même que, comme le faisait remarquer Maurice Clavel à propos du Musée imaginaire d’André Malraux, la question du statut ontologique de ce fameux Musée se pose bel et bien, mais à cette question Malraux ne fournit aucune réponse.

Déjà, en ce début du XXe siècle, le temps est passé où l’art désignant une façon particulièrement performante et experte d’exercer une activité particulière (peindre, écrire, composer, etc.), l’on pouvait se contenter de parler d’un art du menuisier ou de l’embaumeur. Commence à s’installer, dans l’esprit des visiteurs de musée, ce respect pour l’Art en tant que tel, Christ ressuscité devant lequel tous les saint Thomas de la terre se voient obligés de s’incliner. Car l’Art unit l’idéalité la plus ethérée et la matérialité la plus incontestable, à la fois terme rêvé et jamais atteint de l’activité terrestre et collection d’objets bien réels, cessibles et échangeables. Les objets d’art se laissent palper par quiconque, contrairement aux cicatrices du Christ et leur valeur se laisse précisément mesurer sur un marché des plus fréquentés. Les accès de fièvre qui secouent ce marché, le sérieux qu’y attachent de grands patrons à l’esprit froid, sont, encore plus aujourd’hui qu’en 1906, des preuves manifestes de l‘existence de l’Art.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Ainsi les Vandales du Ve siècle ignoraient-ils la valeur éminente de ce qu’ils détruisaient. Mais il n’en est pas de même des Islamistes contemporains. Ceux-ci savent parfaitement reconnaître, dans le culte voué par les Occidentaux aux ruines de Palmyre, celui qu’adressent des dévots à une divinité ennemie, laquelle n'est plus Baal ni quelque autre démon en vogue dans les cités hellénistiques, mais un pur témoignage de beauté et d'histoire, déposé dans nos mains pieuses par la science archéologique, et qu'il importe de réduire à sa matérialité de marbre concassable. Les agnostiques ne sont pas ainsi. Ils sont de bonnes personnes paisibles qui ne se fatiguent pas à abattre les calvaires ni à briser les effigies de la Vierge Marie. Pourquoi combattre des chimères et des nuages ? Mais la réalité de l’Art, la puissance de ses effets, s’imposent à ses adversaires de même que celle du Démon à un catholique. L’énergie que les membres de l’EI ont mis à combattre ses manifestations les plus vénérables et assoupies (car qui se sentait menacé dans sa foi par ces pauvres ruines de Palmyre, déjà si mal en point ?) trouve son emploi justifié dans un contexte de guerre des Dieux.


L’Art comme religion promène donc à sa suite une impressionnante foule de croyants. Mais à quel nombre se montent ses véritables adorateurs, ceux qui, selon l’expression de Th. Ribot, respirent une “foi ardente, supérieure” ? Parmi les visiteurs d’une exposition, comment reconnaître les bons et fidèles pratiquants et les extraire de la “foule ahurie” ? Laquelle, comme le lui reproche Mauriac, se presse à un événement artistique par conformisme, sans rien y comprendre et sans rien y ressentir.

A cet égard, le critère de la pratique d’un art n’est pas toujours utile : la beauté d’une oeuvre ou d’une interprétation peut se réaliser dans le train-train d’une routine quotidienne, sans que l’auteur ou l’interprète ait eu conscience, sur le moment même, de participer à une épiphanie ni de toucher au Sacré : "ils exerçaient leur métier, sans se croire, à cause de leur art, supérieurs à la moyenne de l'humanité" (op. cit.).

Un artiste, qui déploie bien tranquillement un talent qui est le sien, n’est pas assimilable par nature à une sybille, à un prêtre ou à un sacrificateur. La Petite Chronique d’Anna-Magdalena Bach, d’Esther Meynell, fait une description enfiévrée et romantique de Bach composant la Passion selon saint Mathieu : il sue, il ahane, l’inspiration le transperce… On peut aussi faire l’hypothèse d’une grande oeuvre paisiblement mûrie dans la solitude et le silence, sans qu’il soit besoin de convoquer les démons ni les extases.


L’Art trouvera-t-il plutôt ses fidèles parmi les amateurs ? notamment ceux qui éprouvent, lors de l’audition d’un morceau de musique, de la vision d’une oeuvre plastique, une joie artistique intense, une émotion vraie et mesurable : tremblements, palpitations, lèvres béantes, etc... ? Ribot le pense et il est vrai que c'est là un pathos que les créateurs ne revendiquent guère pour eux-mêmes et qu'ils préfèrent laisser à leurs admirateurs modernes : "Il n'est pas paradoxal de soutenir que la passion esthétique est plutôt propre au dilettante. En tout cas, chez lui elle se rencontre à l'état pur, dégagée des opérations nécessaires au travail de la création, mais étrangères à la passion" (op. cit.).

Ce critère de l'émotion artistique intimement ressentie serait, si on l’appliquait aux visiteurs de musée ou au public d’une salle de concert, très sévèrement sélectif. Tout comme si, parmi les fidèles d’un office, l’on devait s’amuser à en extraire uniquement ceux qui ont déjà connu des moments de vraie plénitude sinon mystique, au moins spirituelle. Et pourtant, ce petit noyau d’esthètes, il ne serait pas encore assez dur, assez sec, s’il devait satisfaire au très haut degré d’exigence artistique que Proust a défini, pour lui-même et dans les autres, dans cette sorte de manifeste littéraire que constitue, dans Le Temps retrouvé, le premier moment de la “matinée Guermantes”.

Manifeste au sens où les placards de Luther ont pu en constituer un, et qui n’est “littéraire”, soit peu de choses, que dans ce sens où rien n’est plus transcendant et salvateur que la littérature telle que Proust l’y définit : “La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste" (M. Proust : Le Temps retrouvé ; Le Livre de poche, 1967, p. 256). Tous les hommes en effet, et sans rien qui y distingue les amateurs d’art. Recréant une sorte de générosité évangélique, Proust adresse son message à tous, bien au delà des hommes de goût et de mérite. Des érudits comme les esthètes, des cousins Pons comme des Swann : "Proust était persuadé, en toute sincérité d'esprit, que chacun détenait les ressources nécessaires d'une création artistique analogue sinon semblable à la sienne. Il espérait ou croyais qu'elle leur servirait d’exemple, Il m’a toujours parlé comme s'il dépendait de moi seul que je le suive - quitte à subir les souffrances qu'elle implique ou que j'y renonce par bêtise ou par lâcheté..." (E. Berl : Proust ou la mystique de la création, 1971 ; Essais, Julliard, 1985, p. 356).

Face à ce Nouveau Testament de la poésie romantique, à cette nouvelle Loi se substituant à la sienne tout en la prolongeant, les esthètes sont les tout premiers rejetés, avant même les béotiens, et comme l’ont été jadis les Pharisiens et les Saducéens. A peine est-elle constituée, la voici donc, cette religion de l’Art, qui rabroue ses croyants d’hier, ses doux bigots et ses demoiselles pâmées.

Il n’est pas que Mauriac qui soit dur et injuste envers eux, lui qui est allé chercher en partie chez Proust son jansénisme artistique (à suivre).


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