"Mais il ne peut dormir..."
Madeleine Saint-René Taillandier (1865-1959) était la nièce de Taine. En 1941, elle publia un recueil de souvenirs intitulé "Mon oncle Taine". Maurice Blanchot tenait à l'époque la chronique des livres dans un journal maréchaliste : le Journal des Débats. L'on y trouve quelques bijoux critiques, un article sur Léon-Paul Fargue, merveilleux de sensibilité attentive, un autre sur Kierkegaard, dans lequel il réussit le tour de force de résumer avec une grande clarté le millier de pages qui venait alors d'être traduites de "Ou bien... ou bien..." et des "Etapes sur le chemin de la vie". Et Blanchot, nullement élitiste à l'époque, n'hésitait pas à rendre compte d'un petit volume de souvenirs personnels, comme celui de M. Saint-René Taillandier, dès lors, en tout cas, que celui-ci l'entretenait familièrement d'un grand penseur.
En voici cet extrait qui séduit par son intemporelle étrangeté : Taine ce matin-là présente un visage las, soucieux ; il s'en explique auprès de sa nièce ; celle-ci, bien des décennies après la mort de son oncle, se souvient de ce matin d'insomnie ; Maurice Blanchot à son tour rêve sur cette nuit au cours de laquelle Taine ne se reposa pas. Un peu morose, ce rêve, à la fois de Taine et de Blanchot, mais troublant : les cartes d'un atlas s'y animent tels les personnages d'un dessin animé, prennent un aspect menaçant. Est-ce la triste Europe de 1941 que Blanchot, se substituant à Taine, voit ainsi s'agiter et se tordre ? Et le monde de 2019, comment nous apparaît-il ? Est-il toujours en proie à l'inutilité des révoltes ?
J'invite les lecteurs à rêver à leur tour, à rejoindre Taine songeant devant un atlas, scrutant sous des tracés frontaliers caducs les bouleversements du monde futur.
"Saint-René-Taillandier nous raconte qu'un matin, ayant trouvé son oncle fatigué et triste, elle l'interrogea sur la cause de sa lassitude ; c'est que la veille, tard dans la soirée, il avait feuilleté un atlas et n'avait pu dormir, après avoir regardé ces traces d'un univers agité, emporté dans un éternel mouvement et toujours réduit à sa sottise. Le calme de Taine répond à cette image d'un historien qui ne peut considérer une carte sans perdre le sommeil. Il voit les peuples entreprendre inutilement de grandes guerres, se déchaîner inutilement en des révolutions et sacrifier inutilement ce qu'ils sont à ce qu'ils voudraient être. Il garde son calme, mais il ne peut dormir" (M. Blanchot : Chroniques littéraires du Journal des Débats ; Gallimard, 2007, p. 288).
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